Les Virtualistes
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Les brevets tuent

Commentaires sur une Directive criminelle

par Jean Pierre Berlan, directeur de recherche INRA et Christine Tréguier

Petit rappel historique : le 17 juillet 1997, lors de la première discussion de la directive 98/44, les parlementaires europeens sont accueillis à Strasbourg par une manifestation d’handicapés, vêtus par les industriels des « sciences de la vie » de maillots jaunes portant l’inscription « Patents for life », « Des brevets Pour la vie ». Grace a cette directive visant a breveter « les inventions biotechnologiques », une ère nouvelle de progrès débarrassant l’humanité des fléaux de la faim et de la maladie allaient s’ouvrir disent les industriels. Au même moment, à 15 000 kilomètres de là, le même cartel faisait tout pour empêcher le gouvernement sud- africain d’adopter une loi autorisant la fabrication et l’importation de médicaments génériques anti-sida. De 1997 à 2001, sa guérilla légale en a empêché l’application et 400 000 malades sont morts faute de soins. Un peu plus tard, en mars 1998, le ministère américain de l’agriculture (la recherche « publique ») et une firme privée déposent le brevet « Contrôle de l’expression des gènes », alias Terminator, qui stérilise les plantes. En juillet 1998, les parlementaires votent la directive malgré l’opposition des Verts. Ils ignorent tout de ce qui se trame en Afrique du Sud. Et ceux qui ont entendu parler du « Terminator » sont loin d’en saisir les implications. Ce vote a été arraché aux parlementaires par les pressions « sans précédent » de la bio-industrie, la propagande et le chantage à la compassion. Le brevet n’est pas « pour la vie » : il tue.

En matière agricole, personne ne niera que tant que le grain récolté est aussi la semence de l’année suivante, le « semencier » ne peut pas vendre de « semences ». Le semencier doit donc se débarrasser, par un moyen quelconque, de la faculté malheureuse des plantes et des animaux de se reproduire dans le champ du paysan. Terminator, cette technique de stérilisation des plantes de 1998 dont il existe maintenant d’innombrables clones, n’est pas le fruit de l’égarement d’un quelconque Dr Folamour, et encore moins une technique visant à protéger l’environnement de pollutions transgéniques inévitables comme la propagande cherche à le faire accroire, mais le plus grand triomphe de la biologie appliquée depuis 150 ans. La production reste entre les mains de l’agriculteur, mais la reproduction devient le monopole, le privilège du semencier-obtenteur - maintenant un cartel de transnationales agrochimiques et pharmaceutiques autoproclamées « des sciences de la vie ». La loi du profit triomphe enfin de celle de la vie.

Terminator ruinait vingt ans de propagande transgénique au moment même où le cartel était sur le point de parvenir légalement à ses fins avec la directive européenne 98/44 dite de « brevetabilité des inventions biotechnologiques ». Tout d’abord, la directive organise de fait, une discrimination légale en faveur de « solutions » transgéniques inutiles et dangereuses. Si l’article 4 alinea 1a indique que « les variétés végétales et les races animales ne sont pas brevetables », l’alinéa 2 affirme le contraire : « Les inventions portant sur des végétaux ou des animaux dont l’application n’est pas techniquement limitée à une variété végétale ou à une race animale sont brevetables. » Tout ce qui est transgénique devient brevetable. En faisant de la reproduction le privilège d’un cartel de transnationales, cette directive revient à nous faire condamner nos portes et fenêtres pour permettre aux marchands de chandelles (génétiques) de lutter contre la concurrence déloyale du soleil ! Comme le montre l’exemple américain qui suit, semer de grain récolté – la pratique fondatrice de l’agriculture – devient un acte de piratage.

Et comme un privilège pousse à tricher ceux qu’il exclut, il faut mettre en place une société de délation. Ce que fait Monsanto aux Etats-Unis avec sa police génétique chargée de débusquer les “pirates”. Monsanto met même à la disposition des agriculteurs des lignes téléphoniques gratuites pour qu’ils dénoncent leurs voisins “pirates”. Curieusement, la directive 98/44 ne dit rien de cette police génétique. Sera-t-elle privée ou publique ? Quand les parlementaires débattront-ils de la « protection policière du privilège des investisseurs sur le reproduction des êtres vivants » ? Quand s’attarderont-ils au fait que la Directive organise la cartellisation marchande des ressources génétiques et leur pillage, et qu’elle remplace une coopération internationale fondée sur le partage des connaissances et le libre accès aux ressources génétiques par la guerre économique. Qu’elle donne le coup de grâce à une biodiversité en danger. Et qu’à l’instar du brevet du médicament qui, au nom du progrès médical, tue les malades non solvables, elle prépare les futures famines en prétendant les prévenir.

En matière de santé, les conséquences des brevets, et en particulier des brevets sur le vivant sont, on l’a évoqué, mortifères. Avec le procès des transnationales pharmaceutiques contre l’Afrique du Sud, l’opinion publique a réalisé le caractère criminel du brevet des médicaments. Les médicaments brevetés sont vendus 10 à 40 fois le prix auquel des médicaments génériques. La recherche coûte cher, martèle la propagande pour légitimer les brevets. Il faut en protéger les résultats pour que le progrès médical se poursuive. Le 9 mai 2001, le journal financier Les Echos levait le voile. Novartis “ n’a jamais eu autant de nouveaux produits à lancer : dix sur les trois prochaines années... Cette vague conduit Novartis à dépenser 1 milliard de francs suisses supplémentaires en marketing cette année, ce qui porte ce budget au ratio inhabituel de plus de 32% du chiffre d’affaire. Un investissement qui coûtera au groupe de 1 à 2 points de marge opérationnelle en 2001. Novartis dépense donc 12 milliards de francs suisses (50 milliards de francs francais) en marketing (sur 36 milliards de C.A.). Ses concurrents-partenaires en font autant. La recherche est en réalité le parent pauvre d’une politique commerciale destinée à transformer le médecin en prescripteur. Ces dépenses contribuent-elles à l’amélioration des soins aux malades et au progrès médical ? ou aux profits des actionnaires - et au déficit de la sécurité sociale ?

Un exemple : le Duovir (version générique du Combivir de Glaxo Welcome) produit par le fabricant indien de génériques Cipla, coûte 1,74 dollar par jour, soient 600 dollar par an, quelques pour cents du prix pratiqué par Glaxo. Pour Glaxo, ces importations transgressent son brevet. Or, le Combivir combine deux molécules, l’AZT - découvert par le National Cancer Institute – la recherche publique – au début des années 60, oublié puis breveté tel que par Glaxo qui devient ainsi « l’inventeur » a peu de frais du premier médicament anti-sida - et le 3TC. Les ventes totales de ces deux molécules sont de 1,1 milliard de dollars . Cette directive crée en réalité un privilège sur la découverte de gènes (article 5-2), « même si la structure de cet élément est semblable à celle d’un élément naturel ». Un forfait couronne ainsi une forfaiture : pour qu’il y ait brevet, il faut qu’il y ait invention, et non découverte ; le brevet de gènes (c’est-à-dire sur le moyen de produire les médicaments futurs) s’ajoute au brevet du médicament. La maladie devient monopole. C’est déjà le cas avec les brevets de Myriad Genetics sur les gènes de prédisposition au cancer du sein. En somme, les investisseurs possèdent la maladie mais ne l’ont pas, les malades l’ont mais ne la possèdent pas.

La conclusion s’impose : dans le tiers monde, le brevet tue. Chez nous, il permet de dévaliser en toute légalité la sécurité sociale. La directive 98/44 prépare la tiers-mondisation de nos propres système de santé : seuls les riches pourront se soigner. Pour terminer, un argument que je n’aime guère : la directive européenne a, dit-on, pour objectif de renforcer la compétitivité européenne. Or les Etats-Unis brevètent les organismes vivants depuis 1980. L’Europe aura les miettes. Il s’agit donc d’aller faire la guerre économique sur le terrain soigneusement préparé de l’adversaire et de ses grands cabinets d’avocasserie. C’est aller à la déroute.

Mais ce n’est pas tout !

Le brevet sur le vivant est inséparable d’une nouvelle conception, prétenduement scientifique, de la maladie : les maladies seraient génétiques. Les chercheurs découvrent les gènes de l’obésité, du cancer, de la schizophrénie, du sport, de l’intelligence, de l’alcoolisme, de l’homosexualité, de l’autisme, de la vieillesse, etc. Soigner requiert de breveter les gènes. Ce déterminisme génétique strict existe dans certains cas de maladies très rares - qui n’intéressent pas le complexe génético-industriel puisque le marché est minuscule. Mais il est en train de le généraliser au marché immense des maladies dites « de civilisation » et à celui de vieilles maladies, en plein renouveau comme la tuberculose. Le paradigme de la maladie génétique introduit un élément nouveau par rapport à celui de la maladie microbienne. Cette dernière laisse la porte ouverte à la compréhension des causes sociales et politiques de la maladie, bref à son écologie politique et, par conséquent, à la mise en œuvre d’une politique de santé publique, s’attaquant à ces causes, plutôt qu’à son agent, le bacille de Koch. Mais avec la maladie génétique, la maladie devient propre à l’individu. Pas de chance, ses mauvais gènes en font une victime désignée, et un client « à vie ». Cette idéologie médicale nouvelle traduit dans le domaine de la santé la dynamique d’individuation et de rupture des liens sociaux caractéristiques du capitalisme. Réduite à ses gènes, la personne est abolie. Ne restent que gènes défaillants face aux transnationales « thérapeutiques ». Et des malades financièrement défaillants face à l’accès aux soins.

Tout a été fait, nous l’avons vu, pour se débarrasser de la faculté des plantes et des animaux de se reproduire dans le champ du paysan. Pour ces mêmes firmes des « sciences de la vie », une personne en bonne santé porte préjudice à la rentabilité du capital. Tout sera donc fait pour l’en débarrasser. Ne faut-il pas comprendre ainsi la théorie génétique de la maladie, le battage médiatique à propos de la « doctrine de l’ADN » , le chantage au brevet qui « en-protégeant-l’investissement-permettra-de-nous-débarrasser-de-la-maladie » ?

Terminator et le procès du complexe génético-industriel à l’Afrique du Sud ont fait tomber les masques de la philanthropie et de l’écologie. Ils ont démontré la collusion entre industrie et politique, entre recherche publique et privée. Ce qui m’amène à une conclusion en trois points.

1. L’abrogation de la directive 98/44 est nécessaire. Parce que son vote a été obtenu par la désinformation et l’intimidation ; parce qu’en matière agricole, elle crée une discrimination légale en faveur de solutions transgéniques aux dépens de solutions agronomiques durables ; parce qu’en matière médicale, en ajoutant le brevet des gènes au brevet du médicament, elle renforce le pouvoir d’un cartel génético-industriel ; enfin, parce qu’elle met notre avenir scientifique et technique dans les mains des transnationales, fait passer la recherche publique sous le contrôle des entreprises privées, et promeut les « solutions » éphémères les plus profitables aux dépens des solutions durables les plus utiles.

2. L’Etat (ou l’Union Européenne ) investit. La recherche publique se mobilise. Au nom du progrès et de la philanthropie, elle œuvre en partenariat avec la recherche privée. Les alternatives restent en friche. Ces investissements exclusifs finissent par assurer un succès qui confirme la justesse du choix initial - créant de nouveaux problèmes qui, à leur tour.... La « société » n’a qu’à s’adapter à un « progrès » qui revêt, dès lors, un caractère inéluctable. Cette conception panglossienne de la technonologie comme destin est une supercherie. C’est précisément le cas avec les biotechnologies. Loin d’aller vers une agriculture durable, elles nous mènent, selon l’expression de Gilles-Eric Seralini, vers une agriculture jetable. Ce qui précède vaut aussi dans le domaine de la santé. On en sait suffisamment sur les causes sociales et politiques des grandes endémies modernes (maladies mentales, cancer, obésité, etc.) pour ne pas chercher des solutions techniques et médicales à des problèmes politiques.

3. Le principe de subsidiarité veut que l’Union ne fasse pas ce que les Etats font. Mais avec l’industrie privée, il semble que le principe soit celui des subsides. L’Union subventionne des activités de recherche et de développement qui relèvent de l’entreprise privée. Le préalable à toute aide publique est la convergence de l’intérêt public avec l’intérêt privé. Or dans le domaine de la biologie appliquée, comment pourrait-il y avoir convergence entre les expropriateurs et les expropriés ? Si l’avenir des biotechnologies est radieux, pourquoi les subventionner ? Toujours selon le principe de subsidiarité l’Union Européenne devrait financer les travaux que les industriels ne font pas : ceux de toxicologie, d’éco-toxicologie, de prévention, d’évaluation des risques, et d’une manière générale de la mise en œuvre de méthodes durables - qui minimisent les interventions et favorisent l’autonomie et la liberté des individus. Pour nous éviter l’enfer génétique prédit par certains.

Références John Vidal (How Monsanto’s mind was changed. The Guardian, octobre 14-20 1999)

James Orbinski, Pour, n° 63 mars 2000

M. Cassier et J-P Gaudillère, « Le génome : bien privé ou bien commun ? », Biofutur, 204, oct. 2000.

Jean-Pierre Berlan, Cette vie qui devient marchandise, Le Monde Diplomatique, décembre 1988.

Lewontin Richard, 1993. The doctrine of DNA. Biology as ideology. Londres, Penguins, 1993.

Le texte de la directive

Campagne contre la Directive 98/44

Voir en ligne : http://virtualistes.org/edito8.htm