Les Virtualistes
"Nous vous rappelons qu’il existe d’autres possibilités"

Histoires de ponts

par Christine Treguier

Ce recueil est l’aboutissement d’un Concours de nouvelles de science-fiction lancé en juillet 2018 à Saint-Martin de Ré. L’idée ne m’est pas venue « par hasard » comme on dit. Cette année, le 18 mai précisément, le pont de Ré fêtait ses trente ans. Discrètement, sans tambour ni trompette cette année là, parce que mieux valait, sans doute, ne pas faire remonter en surface les querelles anciennes.

Avant 1988, nombreux sont celles et ceux qui s’en souviennent, pour venir sur l’île de Ré « on prenait le bac ». Nous avons fait des milliers de fois cette traversée, avec chaque fois la certitude que ce voyage serait plus... ou moins.... , et j’ai en tête un dispositif pour cueillir les souvenirs dans les têtes des très vieux, des seniors, et des plus jeunes avant qu’ils ne fanent.

Et puis un beau jour, après dix ans de lutte entre les pro et les anti, c’en a été fini des bacs. On a « passé le pont » et ce petit bout de territoire ancré au large de La Rochelle est devenue « presque île ». Presque une île, mais plus vraiment une île. Avec des conséquences, positives et négatives, sur son identité profonde et sur la vie des habitants de part et d’autre. L’enjambement de béton est-il une aubaine économique pour les seuls nantis, un nécessaire compromis pour que les îliens vivent et prospèrent, une catastrophe écologique et sociale à venir ? Les avis divergent encore et les clans subsistent, mais le pont est là et tout le monde vit avec.

Le fait est que, lorsque les flots humains se retirent, lorsque que le coef’ des marées touristiques redescend, Ré la Blanche redevient peu ou prou ce qu’elle a toujours été : un bout de terre à nul autre pareil dont la résistance aux tempêtes de toute nature continue à fasciner. L’île se protège, drapée dans sa lumière, défendue par des hommes et des femmes enraciné(e)s là, déterminé(e)s à y vivre et parfois à y mourir.

Mais trente ans et deux redoutables tempêtes plus tard, il est passé de l’eau sous le pont... Boostée par les ambitions politico-économiques des décideurs et par la présence médiatisée de quelques people, Ré s’affiche au « 13 Heures » et en couverture des magazines comme le « Saint-Trop’ de la côte atlantique ». On maximise toujours plus ses capacités d’accueil, les appétits et les tarifs explosent. Résidents, permanents comme saisonniers, subissent le flux incessant de camions, bus, voitures, vélos et piétons, les embouteillages bloquant routes nord et sud – comme aux pires heures du bac –, les centres-bourgs saturés et les dizaines d’accidents quotidiens. N’aurait-on pas, ici comme ailleurs, les chiffres plus gros que le ventre ? L’entropie gagne du terrain, la chaleur monte, les tensions aussi. Cà et là, les traces d’une lente détérioration se manifestent. Aux terrasses et sur les places de marché, les interrogations et la rumeur sourde du « ça ne peut pas continuer comme ça » montent. Les élus parlent schémas d’aménagement et de développement, on convoque experts et observateurs au chevet de l’île. Ré tient bon, mais pour combien de temps ?

Et si ce toujours plus haut vers les sommets rêvés de la tropézie atlantique était une fatale erreur ? Et si, en réduisant la voilure, en revenant au qualitatif, tant pour les vacanciers que pour les indigènes, on avait tout à gagner ? Et si, en guise de métaphore et de prétexte à réflexion, on risquait une hypothèse farfelue et un retournement un poil provocateur de l’histoire. Et si on ne pouvait plus passer le pont...

Et si on transformait la question en sujet d’un Concours de nouvelles de science-fiction. Pour le plaisir d’écrire, d’abord, pour celui de raconter des histoires, d’imaginer d’autres possibilités, d’exprimer à travers elles ce qu’on pense de la vie en Ré, des choix et des non-choix des édiles. Et pour dire, à mots choisis, l’attachement profond à ces quelque 85 kilomètres carrés de terre plate flottant sur l’océan, à sa lumière, ces ciels changeant, plus grands qu’ailleurs et sa palette marine sans cesse renouvelée. Pour le plaisir aussi de jeter un pont, non seulement entre présent et avenir, mais entre auteurs et lecteurs, entre voisins amateurs de littérature, d’écriture et de partage. Pour s’inventer de nouveaux ponts, des ponts transbordeurs, des ponts suspendus, des ponts volant, dormant ou tournant, des ponts à coulisse ou à bascule, des ponts aériens, sous-marins, souterrains, des « ponts libellules » dotés d’ailes et de voiles, des ponts thermiques qui transfusent la chaleur humaine ou des ponts impalpables, virtuels, qui nous relient.

Entre mai et octobre, l’actualité nous a rattrapés. Méchante ironie du sort, mi-août à Gênes, le pont Morandi s’est écroulé sans crier gare, tuant ceux qui se trouvaient là, au mauvais moment, au mauvais endroit, et meurtrissant leurs proches. Début septembre, c’est un des câbles de précontrainte du pont de Ré qui a fait des siennes, rappelant que la catastrophe n’est jamais qu’à quelques encablures. En septembre, les « épisodes cévenols » ont transformé de petits affluents en caterpillars liquides, écrasant pour la énième fois routes, ponts et lotissements. Comme l’a écrit Paul Virilio, qui lui aussi vient de larguer les amarres, « La catastrophe […] procède du succès des technosciences. C’est l’accident de la réussite, pas celui de l’échec. » L’ultra-technicité des ouvrages et des soi-disant solutions inventées par l’industrie humaine nous en rapproche. La quête de la vitesse à tout prix – celle censée nous permettre d’échapper à un inéluctable aggravé par nos excès – en augmente considérablement le risque. Elle nous rend aveugles, brouille nos capteurs sensoriels et crée des angles morts qui masquent ce que, de toute façon, on s’obstine à ne pas voir. La vitesse est nécessaire à nos sociétés dites de progrès, fondées sur une logique de la peur qui permet au pouvoir de se maintenir.

Mais revenons-en au pont et au concours. Vingt-neuf nouvelles sont arrivées, écrites à égalité par des hommes et des femmes, amateur(e)s ou professionnel(le)s. Deux des auteurs ont 14 et 15 ans, deux autres plus de 90 ans. Certain(e)s écrivent court, d’autres long (ndlr : trop parfois ;-). Certain(e)s s’arrêtent à la « catastrophe », au pourquoi de celle-ci, et à ce moment de sidération devant l’impensable. Quelques-un(e)s conçoivent la disparition du pont comme une fin des temps et pleurent ce qui n’est plus. D’autres l’entrevoient comme un sas libératoire vers un ailleurs, une transition. Certain(e)s en décrivent l’après immédiat : la gestion de crise, l’entraide, la vie qui continue, envers et contre tout, brossant des futurs dystopiques souvent, utopiques parfois.
Et puis quelques un(e)s ont déplacé le curseur et ajouté à la narration de l’accident, la fantaisie, le rêve, la singularité de leur imaginaire. Avec leurs mots, leur phrasé particulier, ils parlent d’espoirs, d’amour fou, d’amitié, de solidarité, de désirs et de ponts entre les humains. Souvent avec humour. Leurs récits sont cyberpunk comme le Grand Prix « Ilots de l’île » de Marc Legoaziou, rétro-futuriste comme « Louix XXIII d’Oléron » d’Aymeric de Riez, cinématographique comme « Les Roches noires » de Christophe Thomas, romantiques et solidaires comme « Les Amants de la brume » de Thomas Brosset, « Aquarius » de Thierry Delavaud ou « Un pont vers l’imaginaire » de Sacha Malard, fantastique comme « Ré, 2088 » de Jean-Claude Bonnin ou désopilant comme « On les enterrera tous » de Sia Pauchet. On croit à leurs personnages et à l’histoire qu’ils racontent. On est embarqué dans leur univers et leur vision du monde. N’est-ce pas ça, finalement, le propre des écrivains et des artistes ? Communiquer le plaisir intense de l’écriture et donner à découvrir une autre vision du monde.

P.-S.

Merci à mon ami Nicolas qui m’a appris à fabriquer un livre numérique, à Christophe qui m’a poussée à poursuivre quand on m’a poussée hors du Radeau, à mon correcteur qui se reconnaîtra, aux membres du jury et bien sur à tou(te)s les auteur(e)s qui ont participé en envoyant des textes.

A vos crayons et claviers, nous préparons un nouveau Concours pour 2024.

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