C’était à la Une de tous les journaux sur les ports. Les grosses lettres noires faisaient l’effet d’un aimant sur les regards. Dès qu’ils s’approchaient, les lecteurs s’exclamaient, horrifiés à la lecture de ces titres tapageurs et apocalyptiques, avant de continuer leur route en grommelant des questions sur la façon dont ils iraient travailler les jours suivants...
Dans les bars, sur les bancs, sur la plage, dans la rue, même le vent semblait colporter cette terrible nouvelle : le magnifique pont de l’île de Ré s’était écroulé ! Pour moi c’était une sorte de retour à la nature mais tout le monde n’était pas de mon avis. Les habitants quittèrent peu à peu l’île jugée bientôt inhospitalière et la solitude de mon être sur la plage se fit sentir. La panique régnait derrière moi. Les animaux et la nature, au contraire, prenaient une allure calme, paisible et presque soulagée. Les vagues me léchaient les pieds, le soleil s’étirait et baillait, et les mouettes chantaient, à leur façon, mais elles chantaient. Tout était en équilibre. L’île semblait onduler, comme si la nature rêvait d’autarcie.
Tout doucement, je marchais sur le port les yeux dans le vague mais les oreilles traînant par-ci par là.
- Comment vais-je faire ? se lamentait une femme tenant son gamin braillard dans les bras.
- Plus de pont ! C’est une catastrophe ! hurlait un grand gaillard portant une moustache en guidon de vélo qui lui donnait l’air d’un morse.
Cette cohue me fit sourire… Si la foule ne se lamentait pas, nul n’aurait deviné que le pont avait cédé. Pourtant quelque chose changeait, je ne sais pas quoi, mais je le sentais.
La nuit tombait lentement sur une île qui paraissait désormais plus loin de la côte, presque déserte et abandonnée. Elle me faisait penser à un enfant lâchant lentement la main de sa mère, le continent. Un enfant que berçait les vagues et la chanson de l’océan… Ce bout de terre dissident semblait naviguer sur les flots sans maître à bord... sauf moi et des milliers d’animaux reprenant leurs droits.
Le crépuscule pointait déjà le bout de son nez, peignant, tel un artiste, le ciel d’une teinte rosée éblouissante. Une mer d’huile reflétait ce ciel qui semblait prendre feu. Je marchais tranquillement sur l’herbe revêtue de la rosée du matin. Il n’y avait plus personne sur l’île. Tout le monde avait quitté le navire. J’étais seul. Agréablement seul. Mais je ne pouvais pas le rester trop longtemps.
L’île de Ré, mon navire, avait besoin d’un équipage pour désormais voguer librement au gré des vagues. Une légère brise vint se glisser doucement le long de mon échine et m’arracha un frisson de contentement. Ce paysage endormi était si beau… Le port était vide. Plus aucun bateau n’y était amarré et les goélands décrivaient de grands cercles au dessus de ma tête. Comment faire pour trouver un équipage à cette île sans pont ? J’attrapai une bouteille vide laissée à l’abandon sur la terrasse d’un des nombreux bars et sortis de la poche de mon pantalon débraillé un bout de papier chiffonné. Je me mis à écrire. D’une main assurée mais tout de même légèrement tremblante, je lançais une invitation à bord de mon île-bateau ; les lettres étaient fines, les pleins et les déliés parfaitement maîtrisés :
« Cher lecteur, ou lectrice, qui sait quelle formidable personne trouvera cette bouteille. Si vous lisez ces mots, sachez qu’ils sont empreints d’une grande solitude. L’île de Ré, maintenant dépourvue de pont ( et d’habitants) est devenue un magnifique bateau prêt à lever l’ancre et à braver les océans. Cependant, je ne suis pas assez courageux pour y rester seul. Je vous propose aujourd’hui de quitter votre routine mortelle pour vivre cela en ma compagnie. »
Précautionneusement, je roulai le bout de papier jauni et taché et refermai la bouteille. Le sable sous mes pieds était froid. Je m’approchai de l’eau et poussai tout doucement dans l’océan la bouteille renfermant mon appel. Puis je m’allongeai sur le sable froid et humide, rêvant encore et toujours, laissant la chaleur du soleil matinal caresser et embrasser l’île, comme une mère.
Je me dirigeai vers le phare en courbant le dos à chaque bourrasque de vent, sentant les herbes hautes me chatouiller les jambes. La porte entrouverte du phare claquait par intermittence. J’entrai. Un immense escalier en colimaçon se dressait au dessus de ma tête. Je montai les marches quatre à quatre pour atteindre le sommet du phare au plus vite... Vues d’en haut, les vagues décrivaient des va et viens sur les galets. Le bateau tanguait déjà, tirant sur l’ancre, impatiente de lever les voiles. Rien ne manquait à cette île utopique, rien... sauf un pont. C’était beau et étrange à la fois. J’imaginais déjà les mains dans lesquelles tomberait la bouteille contenant mon invitation.
Qui sait ? Un morveux ? Une princesse ? Un chasseur ? Ou bien un rêveur comme moi ? Je redescendis. Chaque lame de bois craquait sous mes pas lourds. Je me dirigeai vers le port et y vis amarré un bateau de pêche à la peinture écaillée. Un vieux loup de mer au visage disgracieux et buriné fumait sa pipe sur le pont et chantait des chansons de marins. Il s’interrompit lorsqu’il m’aperçut :
– Ho hé ! Que faites vous encore ici ? Tout le monde a quitté l’île ! Plus aucune provision n’est acheminée jusqu’à ce trou à rats ! s’écria le vieil homme en brandissant un journal chiffonné dont je pouvais lire le titre « Le pont de l’île de Ré s’est effondré. Quel avenir ? »
- Je vous retourne la question, dis-je en bombant le torse.
- Que faites vous ici ? Sur mon bateau ?
- Sur votre bateau !? Mais… que… qu’est ce que vous racontez ?
- L’île de Ré est désormais un navire prêt à mettre les voiles… répondis-je du tac-au-tac
- Nom de dieu, c’est bien ce qu’on me disait, l’île rend fou ! , grommela le vieux dans sa barbe, avant de rallumer son moteur pour repartir vers le continent, brisant le silence du village.
Étais-je fou ? Est ce que tout ça n’était qu’un mauvais rêve ? Une énorme boule me serrait la gorge et l’inquiétude m’étouffait. Il fallait absolument que je voie le pont, juste pour me convaincre que tout ceci était réel et que l’enfant Ré était bel et bien en train de quitter doucement sa mère, la France. Je courrus à perdre haleine, sentant mon cœur battre dans mes tempes. Le souffle court, j’arrivai au bout de l’île, face à face avec le continent. En effet, le pont s’était effondré. La boule dans ma gorge se desserra peu à peu et le monstre de l’inquiétude me laissa respirer. Je me pinçai le bras jusqu’à avoir une marque bleutée. Tout était bien réel ! Je rentrai chez moi d’un pas léger, les paupières tombantes, mon sifflement guilleret interrompu par quelques bâillements dus à la fatigue de cette journée. La porte de ma maison était restée ouverte et une plante grimpante tentait tant bien que mal de s’infiltrer à l’intérieur. Je m’étalai de tout mon long sur l’enchevêtrement d’affaires qui traînaient au sol. Fixant le plafond blanc et froid, la tête posée sur un livre épais et les jambes étalées sur un tas de linge sale, je me voyais déjà voguer sur une île indépendante où aucun être vivant n’aurait le mal de mer, ni le mal du pays.
Un rayon de lumière matinal vint me chatouiller le nez. Mes paupières papillonnèrent rapidement avant de me rendre compte de la cacophonie d’enfer qui régnait devant ma porte d’entrée. Je tournai la poignée avec précaution et ouvris la porte à la volée… Des mouettes, des dizaines de mouettes hurlaient sur le palier de la porte en battant des ailes, formant un tourbillon de plumes blanches qui me fit éternuer. A ma vue elles se turent puis s’envolèrent une à une, comme pour me montrer le chemin. Encore dans les bras de Morphée, je les suivis vers la plage en titubant. La mer était basse et le sable clair scintillait sous le soleil de onze heures. Mais quelque chose brillait encore plus que le sable ; quelque chose de vert. Mon cœur manqua un battement : Ma bouteille ! Elle était ouverte et le avait roulé cinq mètres plus loin dans la dune. Une feuille rose pâle avait remplacé mon papier chiffonné. Je la dépliai rapidement. Une écriture droite et nette recouvrait les trois quarts de la feuille. Des gouttes d’océan s’étaient infiltrées lors de son voyage et avaient fait baver quelques lettres. Je soufflai sur le papier humide pour enlever les quelques grains de sable et entamai ma lecture :
« Bonjour,
J’ai trouvé ton message sur la plage , on m’en a fait la lecture. Je m’étais déjà informée de ce qui s’était passé sur l’île de Ré. C’est vrai qu’elle fait un très fier navire… Alors oui, je souhaite partir avec vous. On va nous prendre pour des fous mais qu’importe… Je me souviens y être déjà venue un week-end. Je me revois écouter, sentir et toucher la mer, car je n’ai pas la chance de pouvoir la voir. Je sais que c’était tout près du pont. Un pêcheur me déposera au port, demain. J’espère que tu seras la pour m’accueillir. Je fais un dernier adieu au continent. A demain. »
Je comprenais qu’il s’agissait d’une fille. Mais quelque chose me perturbait. Pourquoi disait-elle qu’elle ne pouvait pas voir la mer ? Les mouettes s’étaient de nouveau agglutinées autour de moi. Cette mystérieuse personne était-elle déjà arrivée ? Longeant la mer, je regagnai le port, scrutant à l’horizon tout signe d’un éventuel bateau mettant le cap sur l’île.
Sur le quai, tout était calme. Pas la moindre trace d’une fille. Seul un renard farfouillait dans les poubelles en grognant. Comment se faisait-il que tous les habitants soient partis, incapables d’affronter une vie à l’état « sauvage » ? L’île avait longtemps vécu au rythme du continent, comme si elle ne savait pas se débrouiller seule. Comment faisait-on avant ? Avant le pont ? Avant le numérique ? Avant les robots ? Une telle vie semblait impossible et pourtant… Je me laissai tomber sur un banc de tout mon poids et fermai mes yeux encore ensommeillés, sentant le vent froid sur le bout de mon nez rougi. L’île ne pouvait plus attendre, elle était comme un chien rongeant sa laisse…
- Excusez moi ...
Une voix féminine me réveilla. J’ouvris les yeux. Aveuglé par le soleil je vis une silhouette longiligne dressée devant moi. Une jeune fille, à vue d’œil du même âge que moi, quatorze ans environ. De belle prestance. Ses cheveux d’un brun brillant descendaient en cascade en dessous des omoplates. Elle avait un petit nez, les lèvres roses et le teint halé. Elle portait un jean et une chemise d’homme trop grande pour elle. Son étrange beauté mise à part, elle avait quelque chose hors du commun. Ses yeux bleus et son regard profond avaient quelque chose d’insondable... Je ressentis un choc, comme une onde électrique.
- Ce sont mes yeux que tu regardes ? demanda-t-elle. Je le sens...Je suis aveugle. Mais je sais à quel point cette île est magnifique.
Elle me tendit une main aux doigts longs et fins.
- Enchantée, je suis le nouveau membre de l’équipage ! déclara-t-elle, un sourire prenant toute la place sur son visage.
- Enchanté ! répondis-je euphorique.
- Quand est-ce qu’on met les voiles ?
Pour toute réponse je lui pris la main et la serrai contre moi. Ça faisait du bien de retrouver une présence humaine. Cette fille… J’avais l’étrange impression de la connaître depuis des lustres et de l’aimer, de l’aimer passionnément. Elle éclata d’un rire cristallin et me planta un baiser sur la joue. Posant délicatement sa main sur mon visage, elle murmura « Tu rougis ! ».
Je l’entraînai vers le phare, la cabine du capitaine. Nous montâmes les marches en riant à gorge déployée. Une fois en haut, elle esquissa une moue triste.
- Nous sommes au sommet ? Que voyons-nous ? demanda-t-elle.
- L’océan, à perte de vue. De l’autre côté, la poupe de notre navire. Le pont est juste là, dis-je en prenant sa main pour lui montrer la direction, il s’est effondré pile au milieu. Une mouette vient de se poser ; elle nous regarde et nous attend. Nous voyons les vagues, les arbres, le soleil....
- C’est beau… chuchota -t-elle.
- Oui, c’est beau. L’île est en train de partir. Elle a levé l’ancre, on s’éloigne du continent...encore... et encore. La côte devient minuscule. L’enfant dit au revoir à sa mère… Le pont a disparu, nous ne voyons plus le continent. Nous sommes au milieu de l’océan. Au revoir…
- Direction.... l’imaginaire !