Les Virtualistes
"Nous vous rappelons qu’il existe d’autres possibilités"

On les enterrera tous

de Sia Pauchet

juillet 2035 : 45° C.

Merde ! Je contemple la plage surpeuplée où chaque centimètre carré est occupé par des serviettes colorées et des touristes en claquettes. Il est à peine dix heures du matin et pourtant la plage est bondée. Il semblerait que les récents pics de chaleur extrême aient convaincu la France entière de venir se baigner sur ma plage. Je remets ma serviette dans le panier de mon vélo, tant pis pour la baignade, et je pédale vers le Café du Port, louant le seigneur d’avoir inventé le vélo électrique. Quel plaisir de dépasser la jeunesse suante appuyant sur les pédales quand moi je vais à la vitesse d’un Boeing. Arrivé au port, je maugrée devant les porte-vélos pleins à craquer mais finis par trouver une place entre cinq cycles difficilement attachés par le même cadenas et un autre posé de travers et occupant trois places. Quel culot ! Je me fraie un chemin dans la foule de touristes venus acheter deux melons « Un pour aujourd’hui et un pour demain ? » à prix d’or. Ah ça, à mon époque, on savait mieux vivre et puis la vie était moins chère.

- Hé Gérard !
Je redresse la tête et aperçois Rémi, Germaine, Jean, Marcel et Michelle déjà attablés à notre table à l’intérieur du café.
- Hé les vieux !
Je retire mon béret et m’assois sur une chaise qui plie dangereusement sous mon poids.
- T’arrives bien tôt aujourd’hui, l’eau était froide ?
- Non, l’eau était déjà chauffée par la pisse de tous les touristes de l’île.
Il rit à gorge déployée.
- Fais attention à ton dentier Rémi.
Je me tourne vers Germaine
- Au fait Germaine, c’est demain que ta petite-fille arrive non ?
- Mon dieu oui. J’ai dévalisé l’épicerie, on ne sait jamais avec les ados.
Le serveur arrive avec nos verres. Et aujourd’hui, comme depuis dix ans, notre petit groupe de vieux trinque au pineau.

15 juillet 2035

Hier soir c’était le feu d’artifice. Visiblement, tous les experts avaient planché sur le sujet depuis 2020. Heureusement, car, à part les robots-cuisine et le téléphone par hologramme j’étais assez déçu des progrès scientifiques. Pas de voiture volante mais la possibilité d’écrire « Je t’aime Christine » en grosses lettres roses crépitantes dans le ciel pendant la fête nationale. Le pied !

Au bar, on s’apprête à trinquer quand soudain un camion arrive en dérapant presque et une femme en sort. Elle tousse à se déchirer les poumons et quand ça se calme, elle se met à crier. Je ne parviens pas à comprendre un mot de ce qu’elle dit, mais une rumeur commence à courir parmi la foule et parvient à notre table. Quelque chose à voir avec le pont, il me semble. Si elle gueulait moins fort, mon sonotone arrêterait de siffler comme un rossignol en chaleur. Un grand silence se fait et la moitié des personnes présentes se précipitant sur leurs vélos. Je regarde Germaine qui a l’air affolé.
- Comment ça, ça a explosé ? Qui a fait ça ? Ma petite-fille est censée être sur le pont ! J’ai mal entendu ? Le pont a explosé ? On est dans le nouveau Marvel ou quoi ?
Germaine repousse sa chaise brutalement, nous fait un signe de la main et court vers sa bicyclette.
- Ah bah ça, pour une nouvelle...
- M’en parles pas, Rémi c’est incompréhensible. Je ferais mieux de rejoindre Lise, elle flippe toujours pour rien. Et en plus, aujourd’hui, c’est moi qui cuisine.
- On ne peut plus aller sur le continent, tu vas quand même pas faire une poule au pot pour fêter ça ?
- Bah, ça fera entrer moins de touristes... Bon, salut les vieux !
Je finis mon pineau et sors du bar. Je pousse mon vélo jusque dans le jardin, rejoins Lise et lui explique ce qui vient de se passer.
- Le pont a sauté ? s’exclame ma femme en ouvrant grand ses yeux verts.
- Il est tombé ou quelqu’un l’a fait sauter ?
- Je sais pas. Une femme est arrivée en hurlant comme une folle, j’en sais pas plus, allume la radio.

Je teste le robinet, l’eau coule en un très mince filet, mauvais signe.
Crzzzzzgggg…
- Change de fréquence Lise, y’ a trop d’interférences.
- Mais toutes les fréquences font comme ça, la radio doit être cassée !

Manquait plus que ça ! J’allume la télé mais l’écran reste noir. Bizarre, ça doit être un orage qui se prépare.
- Peut-être que le pont est tombé durant une tempête ?
- Ben... on serait dedans.
- Mais regarde, le ciel est noir... Si un orage se prépare il vaut mieux qu’on aille acheter des vivres pour quelques jours, au cas où...

C’est toujours la même chose avec Lise, elle a une peur bleue des tempêtes. A chaque fois que la météo est menaçante, elle fait des stocks de nourriture pour quelques années. Arrivés dans les rayons, ma femme remplit son caddie à ras bord et me supplie de faire de même. Le caissier nous regarde comme si on avait séquestré son gosse et passe nos articles avec une lenteur surhumaine. Finalement, il nous aide à porter nos quatre sacs dans la voiture.

- Quelques jours … on pourrait nourrir une famille de quatre enfants pendant une centaine d’années avec tout ça. Et qui va trier toutes les conserves en plus ?

Voilà bien deux heures que je m’amuse à entasser les conserves sur les étagères de la cave quand Lise m’appelle d’en haut.
Je saisis une serviette et m’essuie le front en montant l’escalier.
- J’ai presque fini.
- Mange quelque chose il est bientôt 15 h.
- 15 h ? Et zut, j’ai raté la belote.

16 juillet 2035 : 47° C.

Mon réveil sonne à 8 h. Je sors de la chambre et passe une main devant le capteur. Les volets du salon s’ouvrent et un petit robot s’active à griller et beurrer les tartines. Dehors, il fait grand soleil, visiblement pas de tempête. J’aurais pu éviter le rangement dans la cave... Mais bonne nouvelle, on pourra manger des pêches au sirop jusqu’à notre mort. Je passe dans la cuisine, saisis une tartine, prends mes comprimés, et décide d’aller voir ce qui se passe en ville.

Sur la place du clocher, j’aperçois un grand cercle de personnes assises. Je me joins à eux. Ils parlent de l’impossibilité de contacter le continent par télé-hologramme. Je pense aussitôt à la télé et à la radio. Ils évoquent aussi des drones patrouillant au-dessus de la mer et abattant tous les bateaux s’approchant du continent. Au bout d’une heure, j’en apprends assez pour savoir que ce n’est pas simplement un hasard, c’est une mise en quarantaine. Je regarde ma montre,10 h, il est temps d’aller au café.

Les rues sont désertes. Arrivé sur le port, je gare mon vélo et entre.
- Gérard tu as entendu ce qui se passe ? Ça paraît impossible.
Tout le monde est présent, sauf Germaine. Je me tourne vers Michel.
- Ca, pour être impossible, c’est impossible.
- Pourquoi ils nous auraient mis en quarantaine ?
- Aucune idée, Rémi, j’imagine qu’on l’saura bien assez tôt.
Le serveur nous apporte notre pineau qu’on boit en silence.

19 juillet 2035

Après quatre jours sans aucun contact avec le reste de la France, l’île commence à comprendre qu’elle est maintenant livrée à elle-même. Au moins, les maisons sont équipées de générateurs électriques, ça nous enlève des inquiétudes. Malgré tout, un gros problème se pose : comment manger si plus aucune livraison du continent n’arrive ? Plus grave encore, comment faire de l’eau douce ? Et comment contenir la foule que la panique excite déjà ? Dieu merci le Café du Port a de grandes réserves de notre pineau matinal... un problème en moins.

Une décision a été prise par le Conseil du clocher : les anciens doivent transmettre leur savoir aux plus jeunes. En tant qu’ancien pêcheur, je dois apprendre à un groupe de dix jeunes comment fabriquer des hameçons et comment avoir plus de chances de pêcher les bons poissons. Ça promet… Moi et ma patience légendaire...

- Alors comment c’était ? me demande Lise quand je rentre quatre heures plus tard
- Horrible, la moitié ont deux mains gauches et j’en ai même un qui est tombé à l’eau parce qu’il était tiré par une sardine ! Y’en a qu’une qui se débrouille pas mal. C’est la petite Isabelle. Elle a 10 ans, tu sais, c’est celle qui habite près du champ de roses trémières.
- Ah oui, je vois, elle m’a toujours paru sympathique cette gamine.
- Sympathique, je sais pas, elle a pas ouvert la bouche.
- Elle est muette, chéri.
- Merde ! J’ai passé tout le cours à lui tendre des perches pour qu’elle dise un truc. Muette... bordel... comment j’aurais pu savoir, moi.
Je passe la main devant un capteur et un bras télécommandé m’apporte une conserve de dinde. Je l’ouvre, la verse dans un plat et la mets au four.

20 juillet 2035 : 45° C.

J’arrive au café, tout suant après mon cours de pêche du matin. Il n’y a que Rémi et Michelle, les autres doivent travailler.
- Hé, les vieux !
- Salut Gérard, tu viens de finir la pêche ?
- M’en parles pas, y’en a un qui a fait sursauter tout le monde en hurlant comme un cochon qu’on égorge quand une algue lui a touché le pied. Et toi, Rémi, tu fais quoi ?
- Moi ? Je redeviens prof’ de géographie... Pas évident d’expliquer à des gamins bloqués sur une île que les reliefs montagneux font partie du patrimoine de la France. Ils s’en foutent.
Je lève mon verre de pineau
- A notre nouveau monde.

25 juillet 2035 : 50 °C.

Une certaine routine s’est installée. Les gens ont cessé d’espérer le secours du continent. Ils ont aussi arrêté d’essayer de traverser en bateau. Les drones sont sans pitié. On commence à manquer de médicaments et ça va poser de gros problèmes. Je viens de m’asseoir dans mon fauteuil quand j’entends la sonnette. J’ouvre le portail. C’est la petite Isabelle. Elle est en larmes et se précipite dans mes bras. Bon dieu, elle s’accroche fort à ma chemise, elle va la déchirer. Je murmure :
- Isabelle que se passe-t-il ?
Elle ne me répond pas, je m’apprête à lâcher un « T’as mangé ta langue ? » quand je me rappelle. Merde, elle est muette... t’es con. Je rentre à la maison et la dépose sur le canapé. Je vais chercher une feuille et un crayon dans le bureau et je les lui tends.
Elle écrit doucement puis me redonne le papier. Elle a écrit « papa maman malades ».
Je soupire. Elle est venue me voir parce que ses parents ont la grippe ? Super, comme si j’étais pharmacien !
- Je vais te conduire à la pharmacie.

Arrivé devant le magasin, je sors de la voiture et la porte sur mon dos jusqu’à l’intérieur. La pharmacienne lui donne une feuille pour qu’elle décrive les symptômes.
« papa tousse beaucoup et maman crache du sang ». Ah ouais... pas vraiment la grippe ça ! La pharmacienne ouvre de grands yeux
- Et où elle habite cette fillette ?
- Près du champ de roses trémières.
- C’est la cinquième personne du quartier qui me décrit les mêmes symptômes, je ne sais pas d’où ça vient... Essayez peut-être un antitussif.
Je paye, ramène Isabelle jusqu’à la voiture, la raccompagne devant chez elle et lui confie le médicament.

1er aout 2035 : 49 ° C.

De plus en plus d’habitants de l’île sont tombés malades. Il est courant de voir des gens pliés en deux dans la rue en train de cracher du sang. Certains sont morts. On ne sait pas d’où ça vient. Ça doit être ça, la raison de la quarantaine. Des dizaines de personnes s’enferment chez elles pour éviter la contamination. Ce n’est pas notre cas, nous, on continue à boire notre pineau du matin.
- Si on trouve la cause, on pourra se protéger, voire créer un médicament,
me dit Rémi un matin.
- Un truc présent en quantité sur l’île ?
- Le caramel ?
- Les marais ?
- Les vieux ?
Quatre têtes se tournent vers moi.
- Oh ça va, je rigole !
Soudain je frappe du poing sur la table
- Les rose trémières !!!
- T’es malade, c’est pas possible, y’en a toujours eu, c’est pas que maintenant que ça se serait déclaré.
- Peut-être la rose trémière et autre chose ? C’est quand même bizarre que les premiers malades vivent tous près du champ.
- Euh... Les touristes ?
- Les immeubles ?
Ca devenait difficile de réfléchir avec la chaleur insoutenable qu’il faisait... D’ailleurs...
- La chaleur !!!
- Ouh la, Gérard, faut que t’arrêtes d’avoir des éclairs de génie sinon je vais finir par faire un AVC !
- Pardon, mais ça collerait.
- C’est vrai, ça colle même super bien.
- Si c’est ça alors, pourquoi je suis pas mort ? Et j’ai des dizaines de roses trémières dans mon jardin.
- Ouais, moi aussi.
- Pareil !
Je tente une blague :
- Bah ça doit être qu’on est vacciné par le pineau !
Grand silence tout le monde me regarde, Rémi lève son verre et regarde son fond de pineau.
- Gérard... t’es un génie !