Heureusement, le monarque atterrit en plein sur la petite croix centrale sérigraphiée de rouge de l’immense couffin de cellulose posé en lisière du lieu-dit Posedoux, autrefois connu sous le nom de Rivedoux.
Ce n’est pas que la catapulte connaissait un très grand taux d’échec. Mais quand même, il s’agissait d’un descendant au 16ème degré d’Hugues Capet et chacun avait un peu retenu son souffle. Un laquais se détacha de la délégation officielle pour proposer sa main à la royale retombée.
Louix se releva seul, en chef de guerre qu’il était. Après trois ans de conflit contre Ré, il l’avait finalement soumise.
Selon les biographies autorisées, Louix était issu de la plus haute saillie, en la personne d’un (très) lointain descendant de Charles X, et d’une princesse circassienne, fille d’un vicomte hongrois dont la particule n’était pas parvenue jusqu’à nous.
Dans des versions moins officielles, et même un peu pamphlétaires, on disait qu’il s’agissait d’un fils de pêcheur de la Cotinière dont la tête avait tourné. Au total, le lignage de Louix n’était pas certain. Mais il s’agissait sans aucun doute du monarque le plus en réussite de ce début de siècle.
Depuis la Grande Révolution de 2048, et le Rétablissement du Royaume de France, devenu par la suite le REF (Royaume écologique de France), le pays avait connu huit coups d’Etat et presque autant de querelles généalogiques autour de la succession au trône. Louix avait manoeuvré, intrigué, et s’était imposé contre sa grand-tante et ses cousins à Paris. Après des mois à guerroyer contre ses homologues européens (les Habsbourg, et les Tudor étaient aussi sur le retour), il s’était rendu maître d’un territoire allant de La Haye (Den Haag) à Bordeaux. Perpétuant de vieilles habitudes, les duchés de Bretagne, d’Anjou et les Bourguignons étaient entrés en rébellion face au pouvoir central et avaient déclaré leur indépendance, quand la Vendée avait accueilli l’annonce de son nouveau suzerain avec la déférence attendue.
Dans la campagne qui devait le ramener à Dolus, où il voulait être sacré, Louix avait rencontré les dernières poches de résistance locales à son entrée dans le marais poitevin, devant Frontenay-Rohan-Rohan. Ces hérétiques furent dûment soumis, et Louix put descendre sur la Saintonge, et aborder avec bonheur Bourcefranc-le-Chapus, et ce pont qu’il connaissait si bien. Après les intrigues parisiennes, les hivers à batailler dans les Ardennes et la Flandre, il revenait aux sources, en s’offrant la récompense de mater lui- même le seul ennemi qui comptait vraiment : Ré.
Les Rétais. C’étaient les gens ‘d’en face’, ceux que l’on voit tous les jours mais que l’on ne connaît pas. C’étaient eux finalement qui avaient ouvert les hostilités avec le monarque, lui n’avait d’ailleurs pas d’a priori négatif sur ses voisins. Il avait été au contraire fasciné plus jeune par les clichés pittoresques et même mondains qu’il découvrait sur les Portes-en-Ré ou Ars dans les marronniers estivaux des hebdomadaires nationaux ou les catalogues des voyagistes qu’il dévorait à l’âge de régence, bloqué qu’il était sur sa bonne île d’Oléron.
Face à la montée en puissance de Louix, et devant la perspective d’un règne oléronais, les Rétais étaient devenus sacrément républicains. Un soir d’automne dégagé, après la saison s’assurant bien que tous les touristes étaient partis, ils avaient mastiqué leur pont ! Disons qu’ils avaient pris la décision engageante de fermer la porte à double-tour et de jeter la clé avec l’eau du bain...
Face à ces impertinences, Louix avait immédiatement décidé le siège de l’île. Eprouvés par un blocus sévère, les Rétais avaient survécu de vodka (alcool de pomme de terre - AOP) et de caramels beurre-salé pendant les trois années de leur courageuse insurrection. C’était là une débauche éthylisée et diabétique qui ne pouvait durer plus, et le débarquement sur la plage des Gouillauds des chars électriques de l’armée royale, à étendards fleurdelysés, mit fin en deux jours à la crise dite de l’archipel charentais (on se gardait bien de nommer Ré dans un euphémisme très habile et en cela très politique).
Oui, le blitzkrieg était dorénavant à ampérage et branché sur batterie électrique, restrictions de carbone obligent. Avec le tout électrique, et l’épuisement de toutes les ressources pétrolifères, on avait du revoir toute l’organisation des armées, et maquer EDF avec la Grande muette.
Louix avait d’ailleurs pour projet pour l’île assujettie, face aux besoins du futur Empire (en bon despote, il voyait déjà plus loin que les pouvoirs qui lui étaient conférés), de la convertir en vaste zone de production électrique, combinant d’immenses éoliennes, des turbines immergées et un dessalinisateur géant (en vue d’une exploitation alcaline, et de recherches expérimentales et inédites sur la pile parfaite). Il comblerait à cette fin tous les marais salants - il fallait atteindre le moral des îliens, et les contraindre à leur condition de nouveaux sujets du royaume en leur exposant sa puissance planificatrice.
Les remblais de la destruction du pont avaient déjà été réemployés pour édifier le mur Nord protégeant la frontière septentrionale du royaume. Le sabotage des Rétais avait au moins une vertu collective et d’intérêt général - en creux et selon les murmures de l’opinion publique, ils avaient également vengé le peuple du péage payé pendant plus d’un siècle !
Louix était content et satisfait du calendrier de cette première visite officielle, qui prenait place juste avant son autoproclamation et un discours qu’il voulait fondateur sur le Pacte de Dolus. Il aurait pu arriver en frégate mais il tenait à l’usage de la catapulte, son caractère intrinsèquement martial et la symbolique conquérante qu’elle charriait lui permettait d’asseoir cette image de commandeur-en-chef que Louix voulait entretenir, courageux, proche de ses troupes. Il donnait aussi l’exemple au peuple de la ‘sobriété énergétique du quotidien’ que le régime prônait comme pivot de ses politiques publiques : la catapulte était le moyen de transport de l’avenir, propre, efficiente, à sensations - on pouvait la dire post-nihiliste.
Bref, c’était coup-double et de la haute couture en termes de propagande.
Louix, après l’atterissage sur son séant, se fit conduire à Sainte-Marie-de-Ré, où il voulait inaugurer une stèle en commémoration de ses fantassins tombés dans le siège. Avec une escorte de près de 200 gyropodes, tous phares allumés, le kaiser des Charentes fonça ensuite vers Saint-Martin où l’attendaient l’intendant local, nouvellement nommé, et une estrade pour son premier discours officiel sur l’île, devant une foule de partisans loyalistes importés de la métropole.
Il annonça la réhabilitation des fortifications Vauban (bien sûr), et leur transformation en centre de commandement et de traitement de la production électrique de Ré (toute destination carcérale de la citadelle étant désormais caduque et à proscrire, Louix ayant un grand-grand-oncle côté paternel qui avait été déporté au bagne en Nouvelle-Calédonie).
Louix aimait boire un kefir après une bonne prestation, et c’est ce qu’il fit. Dans un élan d’activisme, il passa en revue les troupes encore stationnées à La Couarde, dans leur garnison installée sur l’emplacement de l’ancien camping municipal. Il continua au Nord, pour valider les plans du futur centre de recherches ‘sur la pile qui devait tout changer’, dixit son ministre affecté au Génie. Il ne comprenait pas toutes les implications techniques de cette future innovation qui lui était présentée comme majeure, mais il pressentait qu’il pourrait vite prendre un air supérieur vis-à-vis des autres cours européennes.
Il déjeuna à Loix, avec l’appétit gargantuesque et la ripaille des bons seigneurs. Il remarqua une jeune femme à belle gorge parmi ses sujets qu’il récompensa d’un entretien prolongé dans une des alcôves de la bibliothèque de l’atelier de reliure ancienne qui les avait accueillis pour une digestion dans des volutes très havanaises, tout à fait indiquées pour la discrétion et le caractère feutré des échanges. Décidément de bonne humeur, Louix prit un rescrit nationalisant l’atelier et toutes ses dépendances, pour reliure à venir de ses mémoires qui comptaient déjà quatre tomes.
Fort de l’avancement de sa journée, et l’agenda ainsi que l’étiquette ne présentant plus d’impératifs avant le dîner de réception du soir, Louix put se délasser sur les quais du port de Saint-Martin, se délectant d’une glace d’une célèbre maison martinaise. C’est en abordant les premières strates glacées de son cornet pistache-noisettes que l’impensable se produisit : un individu parvint à se faufiler entre deux suisses pour passer le cordon de sécurité et atteindre le roi. Il cria ‘à mort Louix !’ et tenta de poignarder le monarque.
Louix opposa à l’assaillant son cornet double, et l’amas de lactose fut suffisant pour décélérer le coup et dévier la lame. Louix s’en sortit avec une belle tâche bariolée sur son hermine, et une grosse frayeur. Le souverain était vivant, mais son image était atteinte, par corps. Les conseillers en communication, que l’on avait appelés à la hâte à Paris, recommandaient de convoquer au plus vite une conférence de presse pour restaurer l’autorité régalienne de la visite.
Avant de décider d’un angle de réaction médiatique et de contre-feux, il fallait d’abord connaître les motifs de l’attentat quasi-régicide. On fut surpris d’apprendre qu’il s’agissait d’un Oléronais un peu toqué, socialement isolé, qui considérait que son monarque n’oubliait que trop son île dans l’enthousiasme de la conquête de Ré, celle-ci concentrant une nouvelle fois dans l’Histoire toutes les préférences et toutes les attentions. On découvrit que c’était en fait les créations d’emploi induites par les nouvelles activités de Ré qui avaient fait vriller le jeune homme, sans emploi.
Cela toucha profondément Louix, et se plaçant dans la tradition des plus grands Bourbon, il pardonna sur le champ à son Ravaillac, qui fut expédié à l’évêque d’Angoulême pour due confession.
Tout écartèlement et tout autodafé étant évité, Louix put se concentrer sur le fond et les questions des journalistes, qui se pressaient maintenant dans la salle rapidement aménagée pour les recevoir.
La presse était contrôlée et s’autocensurait très gentiment pour conserver le privilège royal qui leur permettait d’exister. La première question aborda donc galamment l’incident :
Sire, comment faire pour rapprocher les deux îles ?
Le visage de Louix se ferma un instant, et il parut réfléchir.
D’un ton décidé, et même solennel, il répondit :
Nous construirons un pont.