Ce matin-là, Ivan croit déceler un léger mieux. Comme une lumière diffuse qui germe dans la brume. Debout à l’extrémité de l’ancien embarcadère de Sablanceaux, nez dans l’air iodé du pertuis, il espère on ne sait quoi. De voir le continent, peut-être. Pas sûr. Il hume seulement le néant d’un horizon disparu. Plus de cheminées Holcim, plus de cuves Picoty, plus de grands liners à quai. Rien que son imagination fertilisée par les silhouettes fantômes de ses souvenirs et le clapotis de l’eau. Et si tout redevenait comme avant ?
Mais l’impression lumineuse s’estompe bien vite, ne laissant place qu’à ce brouillard têtu, opaque, qui depuis deux mois enveloppe la pointe est de l’île. Deux mois d’été. Dérèglement climatique dû au réchauffement de la planète, dit-on en boucle à la radio, à la télévision, sur le net. Comme un smog londonien s’accrochant aux côtes atlantiques. De Biarritz à Lorient. Une écharpe ouatée de six kilomètres de large, tombée sur le littoral une nuit de juin et qui ne s’est jamais plus levée. Les météorologues se perdent en conjectures pour expliquer ce phénomène inédit. Une sombre histoire de dégât collatéral à l’affaiblissement du Gulf Stream. Un chaud-froid du climat. Un bug de la saison.
Plus un bateau ne circule depuis le continent. La brume est trop dense, la navigation trop dangereuse. Et comme le pont a été neutralisé, il y a six mois, pour de gros travaux en raison de la fragilité de ses câbles, c’est comme si tout un océan séparait désormais Ré de La Rochelle. Et le plus étonnant, c’est que côté ouest de l’île, à La Couarde, Ars, Saint-Clément, aux Portes, le temps est toujours dégagé, le soleil rayonne, les bateaux prennent la mer, l’été n’a jamais été aussi beau. Un été quasiment sans touristes, bien sûr. Ils sont restés à quai. A La Rochelle. La Rochelle dans le crachin, La Rochelle dans la purée de pois, La Rochelle dans la déprime.
Ivan baisse les yeux. Il voit à peine l’eau sous ses pieds. Il rebrousse chemin en souriant. Comme chaque matin. Il reprend son vélo pour rentrer chez lui, à Saint-Martin. Aucun risque sur la route même sans visibilité. Deux mois que les stations-services de l’île n’ont pas été approvisionnées en carburant, plus une voiture ne circule. Au fur et à mesure qu’il approche de Saint-Martin, le ciel s’éclaircit. D’abord par taches de lumière, puis par de vrais rayons qui dardent les murs de la Citadelle. Sur le port règne une joyeuse agitation. Les chalutiers rentrent de la pêche. Ré n’a jusqu’alors jamais vraiment été une île de pêcheurs. Mais nécessité fait loi. Depuis deux mois, le port de Chef-de-Baie est en sommeil et les traversées du pertuis impossibles. Alors plusieurs ostréiculteurs rétais se sont reconvertis. Ils ont armé une dizaine de bateaux de plaisance pour aller pêcher autour du plateau de Rochebonne où ils croisent régulièrement les pros de la Cotinière. Et les retours de pêche sont l’occasion pour une partie de la population de l’est de l’île de se retrouver pour une criée à l’ancienne. Au cul des bateaux. La même scène se déroule simultanément à Ars pour les Casserons, les Villageois, les Portingalais. Quelques rares touristes s’y mêlent. Ceux qui ont été piégés fin juin par le brouillard et se sont vus contraints de rester dans l’île. Ravis !
Hors les hôteliers, restaurateurs et gérants de campings qui passent leurs journées à remplir des dossiers afin de réclamer des aides de l’État en raison de leur perte de chiffre d’affaires, les Rétais ne se plaignent pas de la situation. Poissons, fruits de mer, pommes de terre, légumes frais, ils ne manquent de rien. L’île est calme comme jamais. Les pistes cyclables, les coins de promenade, les plages leur appartiennent. Le soir, en regardant les actualités à la télévision, ils prennent des nouvelles du continent. Les villes de bord de mer sont sinistrées. Biarritz, Arcachon, Royan, La Rochelle, Les Sables d’Olonne, La Baule... dans le brouillard complet. A La Rochelle, programmation et réservations obligent, les FrancoFolies ont tout de même eu lieu en juillet. Mais à l’aveugle. Sur l’esplanade Jean-Louis Foulquier, on n’y voyait pas à deux mètres. Et nombre de stars de la chanson présentes au festival enrageaient de ne pouvoir, comme à leur habitude, se réfugier aux Portes, à Ars ou à Loix après le spectacle. Quant aux Rochelais, privés de leur annexe rétaise pour se dorer la pilule, privés de soleil, privés de chaleur et d’horizon, ils se sentent coupés du monde, oubliés.
Ivan se mêle aux Martinais pour acheter son poisson pour midi. Dans toutes les conversations, le temps, le dérèglement climatique, les tornades, ouragans et autres catastrophes qui se multiplient dans le monde, et ce surprenant été paisible entre Rétais. Ré épargnée, Ré bénie des dieux. Pour combien de temps ?
Ivan opte pour de magnifiques rougets grondins tout juste sortis du bateau. En papillotte ou sur le gril ? Il hésite.
- Alors, Ivan, ça roucoule toujours à la maison ?
Serge le pêcheur affiche un sourire railleur. - Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien. C’est pas parce qu’on a été à l’école ensemble que je dois tout te raconter.
Agacé, Ivan ? Il prend ses poissons et quitte le port. Mais sitôt tourné les talons, un sourire béat se dessine sur son visage. C’est vrai que ça roucoule depuis deux mois. Il ne s’est jamais senti si amoureux, si heureux. Mais, à entendre la réflexion de Serge, il se demande s’il a bien fait de s’afficher ainsi en couple un peu partout dans l’île.
Ses freins couinent à l’approche de sa maison, chemin de la Galère, face à la mer, annonçant son arrivée à Natalia qui apparaît à la fenêtre. Fenêtre balayée par deux grandes roses trémières. Natalia est rayonnante bien qu’elle se lève à peine. Un baiser au goût de confiture de fraise.
- Rien de neuf à la météo ?
- Non, pour la semaine qui vient le brouillard ne se lèvera pas.
Pieu mensonge. En fait, Ivan n’a pas du tout regardé la météo. Trop peur d’y apprendre la fin prochaine de cette brume miraculeuse, faisant de son île un hâvre de paix, un nid d’amour. Elle lui saute au cou. - Alors encore huit jours de bonheur au minimum !
Natalia est mariée. A La Rochelle. Elle a rencontré Ivan lors de ce fameux week-end de juin où le brouillard s’est abattu brutalement, l’isolant du continent. Il évoquait son métier de saunier à des stagiaires en reconversion professionnelle. Elle était stagiaire. Les cheveux en bataille, le visage buriné par le grand air, les sourcils broussailleux et les yeux clairs, il lui avait tout de suite plu. Et le soir, à la terrasse du Café du Commerce, ils s’étaient raconté leur vie. Elle son mariage raté, sa tristesse de voir ses enfants déjà grands quitter le foyer, son angoisse de rester seule face à son mari. Lui son célibat par choix, ses pulsions misanthropiques, son insularité viscérale. La suite arriva comme une évidence. Elle ne pouvait retourner à La Rochelle, il pouvait la loger, ils se plaisaient, les vêtements tombèrent, les corps s’enlacèrent et ils ne se quittèrent plus.
Provoquée par la brume, confortée par la brume, presque institutionnalisée par la brume, leur histoire d’amour est simple et pure. Elle retrouve le goût de la vie, lui se sociabilise. On les voit partout dans l’île. De plages en marais. De marchés en pistes cyclables. Elle veut oublier que des attaches plus certifiées la lient au continent. Dans leur bulle de Ré, ils se sentent protégés. Elle s’isole parfois pour téléphoner à La Rochelle. Il n’entend que des bribes de conversation :
- On en parlera à mon retour.... C’est pas moi qui décide.... Tu vois bien qu’il n’y a rien à faire...
Officiellement, elle est insulaire contre son gré. Bel alibi ! A-t-elle l’intention de divorcer ? A-t-il le désir de renoncer définitivement à son cher célibat ? Ils n’en parlent pas, laissant faire le temps, jouissant de cet été miraculeux où Ré ne vit que pour Ré, Ivan pour Natalia, Natalia pour Ivan. Une parenthèse enchantée.
Depuis deux mois, Natalia lit et relit « Paul et Virginie », le roman de Bernadin de Saint-Pierre qu’elle a trouvé dans la bibliothèque de François. Et bercée par le souffle romantique du livre, elle en oublie la fin tragique, ne retenant que la sensualité entêtante et enivrante de l’insularité.
Malgré le vent chaud qui se lève, Ivan a choisi le barbecue pour cuire ses grondins. Il attise les braises. Un bruit d’hélicoptère se fait entendre dans le lointain. C’est le seul lien physique qui reste avec La Rochelle. Urgences médicales et femmes sur le point d’accoucher sont évacuées par le ciel depuis l’hôpital de Saint-Martin. Comme avant le pont. Mais la population n’excédant guère les 20 000 habitants d’une saison habituelle, les urgences ne sont pas si fréquentes.
- Il paraît que certaines stars se paient le vol en hélico pour venir malgré tout, remarque Natalia.
- Il paraît..., reprend Ivan, évasif.
Quelque chose l’inquiète. Quelque chose dans l’air. Il ne saurait dire quoi. Mais la sourde appréhension qu’un événement va se produire. Un nouvel hélicoptère déchire le silence. Le silence... C’est cette absence de sons qui inquiète Ivan. Plus un cri de mouette, plus un souffle de vent. Il fonce dans la maison regarder son baromètre. Il est au plus bas. Il ne l’a jamais vu si bas. Soudain, le soleil se cache, le vent reprend, forcit, se déchaîne. Les arbres se plient. Une branche du pin parasol craque. Puis une seconde. Ivan court regarder la mer au bout du jardin. Le ciel et l’océan se fondent dans un front noir qui vient du nord-ouest, de la côte vendéenne. Un troisième hélico approche. Puis la sirène des pompiers.
Là, à hauteur de la pointe du Groin, à Loix, une vague géante se forme, grandit, s’approche. Un mur d’eau qui bientôt remplit tout l’horizon. Des cris dans la maison voisine. Des gens qui courent vers le bourg de Saint-Martin. Natalia se blottit dans les bras d’Ivan. Aucune crainte sur son visage.
- - Alors, mon Ivan... ohé... c’est le moment de prouver que tu es un héros. Mon héros.
Quelle belle histoire d’amour ce fut !