Dans la pièce de repos du château d’eau désaffecté de Rivedoux, Luis déconnecte mentalement son implant Netmind et reprend corps à la réalité immédiatement. Autour de lui, à en juger par les regards fixes et lointains, ses collègues sont encore en mode veille. D’ailleurs, aucun des cinq hommes et femmes ne semble réagir à son passage. Le jeune homme aux cheveux châtains en broussaille traverse la pièce de sa démarche chaloupée pour accéder à la spirale métallique menant au balcon supérieur aménagé.
- Luis ! Tu montes en haut ?
- Non je monte en bas, idiote de Charlotte ! Tu viens avec moi ?
La jeune femme petite et menue qu’il croyait branchée comme les autres se lève et le suit dans l’ascension de la cinquantaine de marches menant au sommet.
– Tu penses que la digue a tenu ? demande-t-elle en ramenant ses cheveux bruns en arrière.
– Oui, y’a pas de raison, la marée n’est que de 100 aujourd’hui et le temps est calme. Pas de vent mais... je sais pas... j’ai besoin de vérifier.
Tout en continuant à grimper, il se connecte en pensée à la toile pour vérifier l’heure. 19 h 07... c’est la pleine mer. En débouchant sur le toit, Luis ne peut s’empêcher, comme à chaque fois, de respirer goulûment cet air frais et iodé. La vue est magnifique. Vers le soleil couchant, les différents îlots constitués par les anciens châteaux d’eau des villages désormais envahis par la marée sont éparpillés ça et là. Ils tracent des silhouettes sombres sous la lumière vespérale, tels des pions sur un immense échiquier. Seul au loin, surgit Saint-Martin, entouré de ses remparts rehaussés pour préserver la ville des fréquentes submersions marines. Quel pied de nez historique quand on pense à ces murailles, tombées en ruine au fil des siècles et qui ont retrouvé une nouvelle jeunesse. Dorénavant, l’ennemi c’est l’océan... plus les Anglais ! Un ennemi contre lequel la fuite semble la seule victoire possible.
A droite et à gauche, les fermes aquacoles sur pilotis ont envahi le domaine maritime. C’est là qu’il travaille avec Charlotte. Depuis que les plages ont disparu, ces fermes restent la seule source de revenus. Enfin, derrière eux, le continent dessine sa ligne sur l’horizon. La côte est à une petite dizaine de kilomètres. La falaise qui faisait face à l’ancienne île de Ré a peu à peu été rongée et sur sa gauche, une grande zone marécageuse d’eau saumâtre est traversée par des viaducs. A droite, on devine les deux tours de La Rochelle, encore partiellement habitées. Un chapelet de dents de béton sortant de l’eau constitue le seul vestige d’un pont reliant autrefois les deux rives. Ces pics verticaux forment comme un contrepoint à la platitude de la surface de l’océan. Luis a bien du mal à imaginer que ce pont ait pu être à une époque la voie de communication essentielle pour toute une île.
Charlotte et Luis se penchent au bord du balcon pour voir la digue.
- Ça va ! Quand est prévue la tempête ?, demande-t-il.
Il voit les yeux de Charlotte perdre vie le temps de récupérer l’information sur la toile. Elle sera ici demain soir. L’évacuation des zones sera finie demain après-midi. Avec un soupir, Luis se redresse et tire de sa poche son petit éphéméride tout froissé.
- Pourquoi tu gardes ce bout de papier alors qu’en une fraction de seconde tu peux avoir les infos ?, demande la jeune fille.
– Chais pas... pour te faire causer, peut-être ?, répond-il machinalement. Dans 24 heures, marée de coefficient de 120... Le maximum ! Vaudra vraiment mieux ne pas être là …
– Bah ! A la prochaine marée basse, on aura fini de fixer les corps morts pour la ferme et après on s’en va... Il faut juste que je passe prendre Platon avant de partir. Le connaissant, il ne voudra pas quitter sa tanière, murmure Charlotte.
– On dirait que tu parles d’un chat … Il est assez grand pour se prendre en charge, il connaît cette zone comme personne. Je suis sûr que nos parents n’étaient pas nés que déjà il était accroché à son phare comme une moule à son rocher.
Depuis son adolescence, Charlotte avait appris à connaître ce vieil homme taiseux, érudit et solitaire. Il avait le profil de ces sages ermites, isolés dans la nature. Sauf que ce Platon avait un second surnom qui montrait de lui un tout autre visage. Platoon !, en référence à un vieux film de guerre de l’ancien millénaire. Un personnage acariâtre, borné voire violent et un brin alcoolique. Les gens avaient appris à se méfier de lui quand ils le croisaient dans les sentes humides redessinant l’île à marée basse. Soit on tombait sur Platon dont la discussion était un délice. Anecdote, sourire, écoute. Soit c’était Platoon qui venait à vous. Et dans ce cas, mieux valait ne pas l’aborder, sous peine d’invectives et de critiques acerbes sans fondement.
Par sa curiosité et sa patience Charlotte avait réussi, au fil du temps, à être acceptée par ce bourru solitaire. Elle était une des rares capable de le calmer. Il y a bien longtemps, lorsque les implants avaient remplacé les enseignants, Platon, ancien professeur d’histoire, avait été reclassé comme gardien du phare des Baleines. Son rôle était d’entretenir le monument historique qui ne servait plus depuis que toutes les embarcations, du plus petit canot au plus énorme tanker, étaient équipés d’un système GPS sophistiqué. Peu à peu, le phare était devenu sa maison. Plus personne ne visitant ce lieu, l’administration, bien contente de ne plus avoir à gérer l’édifice, avait laissé à Platon tout loisir d’organiser sa vie.
En bas du château d’eau, la sonnerie du repas se fait entendre. Après le diner, le groupe de nuit dont font partie les deux amis, prend le relais et profite de la marée basse pour finir le travail sur la ferme. Demain c’est le départ. La nuit de labeur s’avère étouffante. La mer est d’huile et une moiteur salée colle à la peau. Une ambiance pesante enveloppe chaque bruit. Au matin, la fatigue des hommes et des femmes est palpable. Les visages sont tirés et on sent, dans les gestes brusques et saccadés de la préparation des sacs, la hâte du départ.
Luis regarde Charlotte du coin de l’œil. Il la connaît et il sait qu’elle n’a pas oublié ses paroles d’hier. Elle n’a eu aucune nouvelle de Platon par le Netmind. Ça ne l’étonne pas particulièrement. Le vieil homme est l’un des derniers à encore avoir un connecteur amovible - une sorte d’oreillette qui existait avant les implants - et il n’en use que rarement. Alors que toute l’équipe est en train d’embarquer dans le méga-drone, Luis attrape le bras de la jeune fille.
– Laisse tomber Charlotte. C’est dingue ! Tu n’auras jamais le temps d’aller le chercher. La tempête se prépare déjà. Il te faut un moyen de locomotion que tu n’as pas. Même Saint-Martin est évacué. Viens avec moi !
Avec un sourire en coin, la jeune fille lui montre une clé.
– J’ai pas l’intention de le laisser tomber. C’est simple ! Je vais... euh comment dire... emprunter un glisseur.
Bluffé par son culot, le garçon la regarde un moment, avant de sourire lui aussi.
– Mouais, tu es gonflée quand même. Fais attention à toi. On se retrouve sur le continent ! Et, après un clin d’œil, il se dirige vers le méga-drone.
– Luis !
Il s’arrête.
– Viens avec moi !
Lentement il se retourne, rigolant franchement cette fois :
– C’est sûr, t’es vraiment gonflée !
En apprenant qu’ils ne partent pas avec le groupe et prendront le dernier bac à Saint-Martin, le responsable de l’équipe affiche une moue dubitative.
- Vous êtes cinglés les gamins, vous allez rester coincés ici... à moins que l’amour donne des ailes ?, dit-il en prenant à témoin les autres membres de l’équipe.
Charlotte s’apprête à répliquer sèchement mais Luis l’entraîne vers le château.
Dès que le méga-drone s’est envolé, elle sort sa clé.
- Il me paiera ses remarques, celui-là !
Elle ouvre la lourde porte étanche. Les glisseurs sont là, chacun branché sur son chargeur. Ils ressemblent à s’y méprendre à des scooters de mer dont le fond serait muni de coussins d’air permettant de passer aussi bien sur l’eau que sur terre. Après les avoir sortis et refermé la porte, ils enfourchent les machines et mettent plein gaz, direction le phare des Baleines !
La fin de matinée s’étire lentement sur les restes de l’ancienne Ré. Lorsque la marée est haute, la conduite des glisseurs est délicate. De nombreux écueils dépassent ça et là. Des résidus de l’ancien relief qui affleurent à la surface, de place en place, comme l’épine dorsale d’une bête efflanquée. Certains sortent nettement de l’eau, formant de petits îlots vaseux. Le plus dangereux, ce sont les rognures squelettiques des anciennes constructions depuis longtemps dévorées par les flots. Pilotant avec circonspection, les jeunes quittent Rivedoux et, suivant le ruban sablonneux d’une ancienne route, contournent La Flotte. A gauche, les ruines de Sainte-Marie sont visibles. Comme les autres villages elle est entourée de plusieurs cercles concentriques de petites murailles complètement détruites qui tracent comme des ronds dans l’eau.
- Ce sont les traces des efforts des hommes pour se protéger contre la mer, explique Charlotte en s’arrêtant sur un petit promontoire à sec. Avant, les Rétais avaient construit des digues séparant l’île de l’océan. Ils avaient même réussi à l’entourer complètement. Mais, à mesure que le niveau de l’eau montait, des brèches sont apparues. Alors ils ont essayé de protéger seulement les villages, en les enfermant dans des enceintes de murs. Mais, là encore, la mer a fait son travail de sape, creusé maintes et maintes ouvertures, et en est venue à bout. Il a fallu refaire les digues plus en retrait. Et puis, au soir d’une tempête et d’une marée plus forte que les autres, un peu comme celle d’aujourd’hui, les dernières défenses ont définitivement craqué, laissant les habitations à la merci des eaux. Ca a été la fin de l’île de Ré.
Silencieusement, ils reprennent leur route. Lorsqu’ils arrivent à Saint-Martin, la mer est déjà bien montée. Pour accéder à la ville il faut grimper une rue accotée aux remparts qui permet de passer par-dessus ceux-ci. Le port est condamné par une porte mobile gigantesque, encore ouverte pour laisser le passage aux bacs. En voyant l’effervescence de l’évacuation, l’inquiétude envahi Luis.
- Charlotte, il faut se dépêcher si on ne veut pas rester en rade.
- Tu as raison... Et le temps se gâte ! ELLE arrive...
A l’ouest, une barre noire traversée d’éclairs bouche l’horizon.
Ils reprennent leur traversée, laissant sur leur gauche les ruines de La Couarde, puis celles de Loix à droite. La dernière partie de l’île est constamment immergée. Avant, il y avait des marais salants accueillant de nombreuses espèces d’oiseaux. Dorénavant, la zone est réservée aux Sphères, grosses boules de 5 mètres de diamètre accrochées par un câble et flottant dans le courant. Ces machines, recouvertes de panneaux photovoltaiques transforment l’énergie solaire et marémotrice en électricité.
Les glisseurs slaloment entre les Sphères avec de plus en plus de difficulté. Les vagues deviennent de plus en plus fortes. La tempête est là ! Le vent d’ouest charrie une pluie cinglante et oblique qui frappe de plein fouet machines et pilotes et rend la conduite encore plus difficile. Charlotte tente de temps en temps de se connecter à Platon mais elle doit pour cela perdre sa concentration quelques instant, risquant une embardée et une chute quasi fatale.
Ereintés, les deux compagnons arrivent enfin en vue du phare.
L’édifice est cerné par l’océan comme ses confrères de haute mer. Seule une mince bande de terre, qui sort de l’écume et des vagues, le relie à la terre. Luis et Charlotte se dirigent rapidement vers la porte. Durant ses années de garde, Platon n’est pas resté inactif. Il a fait de ce lieu une sorte de forteresse insubmersible. Le bâtiment au pied du phare est désormais noyé au cœur d’une dune artificielle, renforcée par différentes espèces de végétaux. Pour atteindre l’édifice lui-même, il faut emprunter une échelle accotée à la première fenêtre, transformée en porte étanche à une douzaine de mètres du sol. Luis tambourine à cette porte. Sans réponse. Après s’être consultés du regard, il décide de la pousser. Elle est ouverte et donne directement sur le fameux escalier en spirale menant au sommet.
- Hé oh ! Platon !
– Qui est là ?, demande une voix venant d’en haut.
– C’est moi, Charlotte et... Luis.
– C’est qui Luis ? Connaît pas ! Pourquoi êtes-vous là ?
Charlotte et Luis commencent à gravir l’escalier.
– On vient vous chercher, il ne faut pas rester là.
Un rire céleste retentit.
– Hors de question ! De toute façon, même si vous arriviez à me convaincre, c’est trop tard. On est coincés. Il faut être idiots pour venir ici maintenant !
Luis regarde Charlotte avec colère.
– Il a raison ! Tout ça c’est de ta faute, j’aurais jamais dû te suivre. On va crever comme des rats coincés dans leur trou. Par ta faute !
– Je l’aime bien ton copain, dit la voix de Platon. Il est lucide, lui. Montez ! Je suis au dernier étage.
Lors de l’ascension, ils passent devant deux plates-formes étroites encastrées dans l’escalier. La première, visiblement, sert de salle d’eau et la deuxième de chambre. Le troisième et dernier palier est un petit salon confortable et accueillant, meublé d’une table et de plusieurs sièges. A côté, un petit poêle à bois, seule source de lumière dans ce jour sombre.
De son large fauteuil, Platon les observe, dégoulinants et transis.
– Allez vous sécher, asseyez-vous, écoutez et regardez !
En silence, ils s’installent confortablement. C’est à ce moment-là qu’ils remarquent la grande baie ronde donnant sur l’ouest. On y voit une mer démontée dont les vagues viennent déjà lécher la base du phare.
– Vous avez là mon plus bel écran, directement récupéré des ruines de l’ancien aquarium. La vitre se cassera seulement si le phare s’écroule. Maintenant, silence !
Dans les heures qui suivirent, ils vécurent la nature violente et belle ; l’admiration puis l’inquiétude et la peur aussi. Lorsque finalement les cieux choisirent de les épargner, ils montèrent au sommet, complètement subjugués. Tout autour d’eux, sous une lune éclatante, il n’y avait que l’océan en ébullition et un bruit sourd de mer déchaînée. On ne voyait plus les îlots et la muraille ade Saint-Martin avait cédé, laissant entrer les flots.
Le vieil homme murmura :
– Dans le temps qui suivit, il y eut des tremblements de terre et des inondations extraordinaires, dans l’espace d’un seul jour et d’une seule nuit néfastes, tout ce que vous aviez de combattants fut englouti d’un seul coup dans la terre, et l’île Atlantide s’étant abîmée dans la mer disparut de même.
– C’est de qui ?
Et avec un sourire triste, il répondit : Platon...