Les Virtualistes
"Nous vous rappelons qu’il existe d’autres possibilités"

CRITICAL ART ENSEMBLE

La Résistance électronique et autres idées impopulaires

I. LA PERTURBATION ELECTRONIQUE

1.Pouvoir nomade et résistance culturelle

2.Vidéo et résistance : Contre le documentaire

3.Le théâtre recombinatoire et la matrice performative

4.Utopie du plagiat, Hypertextualité et production culturelle électronique

1. Pouvoir nomade et résistance culturelle

“Déliquescence”, voilà le terme qui convient le mieux à la condition sociale actuelle. Jadis incontestés, les indicateurs de stabilité, tels que Dieu ou la Nature, ont été happés par le trou noir du scepticisme, effaçant les repères d’identification du sujet et de l’objet. Le sens passe simultanément par un processus de prolifération et de condensation, dérivant, glissant et accélérant entre les antinomies de l’apocalypse et de l’utopie. Le pouvoir – et la résistance – sont désormais localisés dans une zone ambiguë, sans frontières. Peut-il en être autrement quand les marques du pouvoir oscillent entre dynamique nomade et structure sédentaire – entre hyper-vitesse et hyper-inertie ? Il est sans doute utopique d’invoquer une résistance qui commence (et qui finisse ?) par le rejet nietzschéen du joug de la catatonie – imposé par la condition post-moderne –, et pourtant la nature discontinue de la conscience ne laisse guère d’autre choix.

Barboter dans les eaux de ce pouvoir fluide ne revient pas nécessairement à y consentir ou à en être complice ; et en dépit de leur situation inconfortable, l’activiste politique et l’activiste culturel (anachroniquement connu sous le nom d’“artiste”) sont encore à même de provoquer quelques perturbations. Le coup de dés post-moderne préconise l’acte perturbateur, même si l’action ressemble plutôt aux gesticulations d’un noyé et si ce qui est “perturbé” reste tout à fait vague. Et puis, aurions-nous quelqu’autre chance ? C’est pour ces mêmes raisons qu’un nuage de suspicion plane encore sur les anciennes stratégies d’offensive camouflée ou de “subversion” (terme qui, dans le discours critique, a à peu près autant de signification que le mot “communauté”). Savoir ce qu’il faut subvertir implique que les forces d’oppression soient stables et qu’elles puissent être identifiées et circonscrites – ce qui, en ces temps de dialectique en ruine, tient précisément du fantasme. Savoir comment subvertir présuppose une compréhension du conflit fondée sur une certitude ou (en tout cas) une haute probabilité. Le rythme auquel on adopte les stratégies de subversion montre à quel point on sous-estime trop souvent la faculté d’adaptation du pouvoir ; mais les résistants ont au moins un mérite – celui de ne pas réinventer l’acte ou le produit subversif aussi vite que le voudrait l’esthétique bourgeoise de l’efficacité.

La fusion singulière de cynisme et d’utopie propre au concept de perturbation comme jeu nécessaire est une hérésie pour ceux qui adhèrent encore à un certain type de récit passéiste, où les mécanismes, les types d’oppression et les tactiques permettant de les dépasser, sont clairement identifiés. Somme toute, la notion de pari est profondément liée aux apologies conservatrices du christianisme et aux tentatives d’appropriation des modèles et de la rhétorique rationalistes, destinées à persuader les égarés de revenir à l’eschatologie traditionnelle. Un cartésien défroqué comme Pascal, ou un révolutionnaire repenti comme Dostoïevski, en sont des exemples révélateurs. On comprend bien que la promesse d’un monde meilleur, séculaire ou spirituel, a toujours présupposé l’économie du pari. Si l’on se penche sur les résidus politiques et culturels de la révolution et de la quasi-révolution en ruines, il est clair que la relation entre histoire et nécessité est d’un humour cynique. Les révolutions françaises de 1789 à 1968 n’ont jamais endigué la marée obscène de la marchandise (et semblent même avoir contribué à en paver le chemin) ; les révolutions cubaine et russe, elles, ont tout bonnement remplacé la marchandise par l’anachronisme totalisant de la bureaucratie. Ces perturbations ont tout au plus construit la scène d’un défilé nostalgique, celui des moments d’autonomie temporaire reconstitués.

Le producteur culturel ne s’en est pas mieux tiré. Dans Un coup de dés, Mallarmé mit en avant le concept de pari ; il se peut qu’il ait involontairement laissé l’invention s’échapper du bunker du transcendantalisme qu’il voulait défendre, et libéré du même coup l’artiste du mythe du sujet poétique. (On peut raisonnablement suggérer que Sade avait déjà accompli cela à une date bien antérieure). Duchamp (attaque de l’essentialisme), le Cabaret Voltaire (méthodologie de la production aléatoire), les dadaïstes de Berlin (disparition de l’art dans l’action politique), ont tous troublé à leur façon les eaux culturelles ; néanmoins, ils ont ouvert une des brèches culturelles qui conduira à la résurgence du transcendantalisme à la fin du Surréalisme. En réaction à ces trois exemples, la domination formaliste (connue jusqu’à ce jour comme le démon de la culture-texte) s’est également frayée un chemin, ce qui eut pour effet d’enfermer la culture-objet dans le marché de luxe du capital finissant. Malgré tout, les jeux de ces précurseurs de la perturbation dopèrent le vieux rêve d’autonomie aux amphétamines de l’espoir, donnant aux producteurs et aux activistes culturels contemporains l’énergie de se brancher sur la table de jeu électronique pour, une fois encore, jeter les dés.

Dans ses Histoires [iv, 46], Hérodote décrit un peuple redouté, les Scythes, qui a maintenu une société horticole-nomade différente des empires sédentaires du « berceau de la civilisation ». Située au nord de la Mer Noire, la patrie des Scythes était géographiquement et climatiquement inhospitalière ; elle résista à la colonisation, moins pour ces raisons naturelles que parce qu’il n’y avait aucun moyen économique ou militaire de s’en emparer. Ces « hordes errantes », sans ville ni territoire fixe, ne purent jamais être localisées et, de ce fait, ne purent jamais être mises en situation défensive ni conquises. Elles préservèrent leur autonomie par le mouvement, donnant l’impression aux observateurs extérieurs d’être toujours présentes et prêtes à l’attaque, même quand elles étaient absentes. La crainte qu’inspiraient les Scythes était justifiée dans la mesure où leur position militaire offensive rendait impossible toute localisation, si ce n’est à l’instant même de leur apparition ou par les traces de leur passage. Bien que le pouvoir ne fût pas pour eux une question d’occupation spatiale, leur territoire gardait une frontière flottante. Ils erraient, s’appropriant terre et butin selon leurs besoins au gré de leur déplacement et constituèrent ainsi un empire invisible qui, vingt-sept années durant, domina l’Asie et s’étendit au sud jusqu’à l’Égypte. L’empire lui-même était impossible à tenir, dans la mesure où la nature nomade des Scythes était incompatible avec le besoin ou le bien-fondé même de l’occupation territoriale (ils ne laissaient pas de garnison dans les territoires conquis). Ils erraient librement, leurs adversaires ayant rapidement compris que, même si la victoire semblait probable, il valait mieux, pour des raisons pratiques, ne pas engager le combat avec eux et concentrer leur effort économique et militaire sur des sociétés plus sédentaires, dont l’infrastructure pouvait être localisée et détruite. Cette politique était en général renforcée par le fait qu’un engagement contre les Scythes impliquait que l’attaquant se laissât découvrir par eux. Il était extraordinairement rare que les Scythes se fissent prendre en position défensive. Si les termes de l’engagement ne leur convenaient pas, ils avaient toujours la possibilité de rester cachés, ce qui, de fait, empêchait l’ennemi de décider du théâtre des opérations.

L’élite du Capital finissant a réinventé ce modèle archaïque de distribution du pouvoir et de stratégie prédatrice à des fins très similaires. Cette réinvention est fondée sur l’ouverture technologique du cyberespace, où vitesse/absence et inertie/présence se télescopent dans l’hyper-réalité. Jadis support d’un empire instable, le modèle archaïque du pouvoir nomade soutient aujourd’hui efficacement la domination. Dans ce contexte à double sens, la société contemporaine des nomades devient à la fois un champ de pouvoir diffus, non localisé, et une machine-vision fixe, se manifestant sous les traits du spectacle. Le premier aspect permet l’émergence d’une économie globale, tandis que le second joue le rôle d’une garnison, postée sur différents territoires, maintenant l’ordre de la marchandise grâce à une idéologie adaptée à chaque lieu.

Bien que le champ de pouvoir diffus et la machine-vision soient tous deux nécessaires à l’édification d’un empire global et unifiés par la technologie, c’est le premier facteur qui a réalisé pleinement le mythe scythe. Le déplacement de l’espace archaïque à celui du réseau électronique est le parfait complément des avantages du pouvoir nomade. Les nomades militarisés sont toujours sur l’offensive. L’obscénité du spectacle et la terreur de la vitesse sont leurs compagnons permanents. La plupart du temps, les populations sédentaires s’y soumettent et paient sans aucune difficulté le tribut exigé, sous forme de travail, de matériel et de profit. Monde industrialisé, tiers-monde, nation ou tribu, tous doivent payer leur dîme. Sous la domination nomade, la différenciation et la hiérarchisation des nations, des classes, des races et des sexes, propres à la société sédentaire moderne, s’effacent pour laisser la place à un seul et même rôle : celui d’ouvriers de service – au service – de la cyber-élite. Cette stratégie de séparation, médiatisée par le spectacle, va bien au-delà de celle du modèle archaïque nomade. Il n’y a plus de dépouillement hostile de l’adversaire, mais un pillage amical, mené à grand renfort de séduction et de ravissement à l’encontre des passifs. L’hostilité potentielle des opprimés est recanalisée dans la bureaucratie, qui la détourne et l’éloigne du pouvoir nomade. La retraite dans l’invisibilité et la non-localisation empêchent les prisonniers de l’étau spatial du panoptique de définir le lieu de la résistance (le théâtre des opérations) et les condamnent au cycle sans fin de résistance aux monuments du capitalisme mort (Droit à l’avortement ? Manifestez devant la Cour Suprême ! Commercialisation des médicaments qui enrayent le sida ? Prenez d’assaut le Ministère de la santé !). La plus grande force des nomades est de ne plus être sur la défensive.

Alors que les centres nodaux du système d’information croulent sous les données des citoyens électroniques (transformés en listes de crédits, tendances, modèles et profils de consommateurs etc.), de la recherche électronique, de l’argent électronique et de toutes les déclinaisons du pouvoir de l’information, le nomade, lui, est libre d’errer dans le réseau, de franchir les frontières nationales, sans rencontrer de réelle résistance de la part des bureaucraties locales. Depuis que la mise en vente de matières premières et de biens manufacturés est soumise à l’autorisation et à l’administration électronique, le royaume tout-puissant du cyberespace contrôle la logistique physique de la production. Si un tel pouvoir n’était pas laissé au cyber-royaume, le déficit de communication ruinerait alors l’efficacité (et par conséquent le profit) d’une production complexe, de sa distribution et de sa consommation. Même problème pour l’armée ; la cyber-élite a la haute main sur les sources d’information et sur leur diffusion. Sans commandement et sans contrôle, l’armée serait immobilisée ou, au mieux, réduite à une dispersion chaotique dans un espace localisé. Ainsi, toutes les structures sédentaires passent-elles au service des nomades.

L’élite nomade elle-même est infiniment difficile à saisir. Déjà en 1956, quand C. Wright Mills écrivait L’élite du pouvoir, il était clair que l’élite sédentaire avait compris l’importance de l’invisibilité (un net changement comparé au flou des indicateurs spatiaux en vigueur dans l’aristocratie féodale). Mills ne put obtenir d’informations directes sur l’élite ; il dut s’en tenir à des hypothèses à partir de l’étude de catégories empiriques (le registre social, par exemple). Dès lors que l’élite contemporaine quitta les zones urbaines centralisées pour la déterritorialisation du cyberespace, le dilemme de Mills ne fit que s’aggraver. Comment procéder à l’évaluation critique d’un sujet quand celui-ci ne peut être ni localisé, ni examiné, ni même vu ? L’analyse de classe atteint un point de non-retour. Subjectivement, cela crée un sentiment d’oppression dans la mesure où il est difficile d’identifier l’oppresseur, mais plus encore d’en admettre l’existence. De toute évidence, la cyber-élite n’a rien à voir avec une classe – à savoir un rassemblement de personnes ayant des intérêts politiques et économiques communs – : elle est la conscience téléchargée de l’élite militaire. La cyber-élite est désormais une entité transcendante qui ne peut qu’être imaginée. On ignore s’ils ont intégré des motivations programmées. C’est possible ; mais il est possible aussi que les actions prédatrices entament leur solidarité, ne leur laissant pour base d’unité que les seules voies électroniques et les banques d’information. L’imagination paranoïaque est le fondement de mille théories conspiratrices – et toutes sont vraies. Jetez les dés !

Le développement d’un pouvoir nomade absent et potentiellement imprenable, et la vision a posteriori des ruines de la révolution, ont radicalement modifié les formes de l’expression contestataire. Traditionnellement, pendant les périodes de désenchantement, les stratégies de retraite dominent. Pour le producteur culturel, le paysage de la résistance se peuple de nombreux exemples d’intervention cynique. On pense par exemple à Baudelaire. Dans le Paris de 1848, il combattit sur les barricades, porté par l’idée : « la propriété c’est le vol », pour se tourner, après l’échec de la révolution, vers un nihilisme cynique. (Baudelaire ne se rendit jamais totalement. Son recours à la stratégie coloniale inversée du plagiat rappelle fortement la notion de « la propriété c’est le vol ».) Le premier projet surréaliste d’André Breton – associant la libération du désir à la libération du travailleur – s’effilocha avec la montée du fascisme. (Il faut également rappeler les désaccords entre Breton et Aragon sur le rôle de l’artiste comme acteur révolutionnaire. Breton ne put jamais abandonner l’idée que le soi poétique était le récit par excellence.) Dans les années trente, il se tourna de plus en plus vers le mysticisme et finit par se retirer totalement dans le transcendantalisme. Cette tendance, où l’on voit le travailleur culturel désenchanté battre en retraite vers l’introspection, pour éviter la question illuministe – « Comment traiter de la question sociale à la lumière d’un pouvoir sadique ? » –, correspond à la représentation de la vie par le refus. Non que la libération intérieure soit indésirable ou inutile, simplement elle ne peut être ni singulière, ni privilégiée. Se détourner de la révolution de la vie quotidienne et placer la résistance culturelle sous l’autorité du soi poétique a toujours conduit à un type de production culturelle facile à commercialiser et à bureaucratiser.

Pour les post-modernes américains, le modèle du soi poétique du dix-neuvième siècle (tel qu’il est défini par les Décadents, les Symbolistes, les Nabis etc.) devient synonyme de complicité et consentement, dès lors qu’il est considéré comme pure catégorie. La culture de l’appropriation a éliminé et rejeté cette option. (Elle sert encore de point d’intersection et certains l’ont utilisée pour accéder à d’autres discours.) Bien qu’il ait besoin d’une révision, le mot d’ordre d’Asger Jorn – « L’avant-garde ne se rend pas » – reste d’actualité. Les ruines de la révolution et le labyrinthe de l’appropriation ont vidé la dialectique de sa certitude réconfortante. La partition marxiste, où les moyens d’oppression étaient clairement identifiables et la voie de la résistance unilinéaire, a sombré dans le gouffre du scepticisme. Mais ce n’est pas une raison pour se rendre. Le surréaliste banni, Georges Bataille, proposait une voie qui est loin d’avoir été totalement explorée : cesser d’affronter au quotidien l’esthétique de l’utile, mais attaquer à revers, par le biais de l’économie non rationnelle de la perversion et du sacrifice. Une telle stratégie favorise le croisement entre perturbation intérieure et extérieure.

De Baudelaire à Antonin Artaud, le mouvement de désenchantement a incité ses praticiens à concevoir cette économie du sacrifice. Cependant leur conception se limitait trop souvent à un théâtre ou à une tragédie élitaire, réduite de ce fait à une exploitation “artistique”. Et pour compliquer encore les choses, la présentation artistique de la perversion était toujours si rébarbative, que les lieux de sa mise en œuvre étaient de ce fait souvent désertés. Artaud eut cette intuition fulgurante d’un « corps sans organes », dont il ne soupçonna sans doute pas la vraie nature, mais il l’a restreinte à la tragédie et à l’apocalypse. Pourtant les signes et les traces du corps sans organes sont visibles en ce bas-monde. Le corps sans organes n’est pas une esthétique ésotérique, c’est Ronald MacDonald ; après tout, la comédie et l’humour sont des moyens de résistance qui occupent une place critique. C’est sans doute la plus grande contribution de l’Internationale situationniste à l’esthétique post-moderne. Le Nietzsche dansant existe.

A la retraite esthétisante vient s’ajouter une option plus sociologique, chère aux résistants romantiques. Cette version primitive de la disparition nomade consiste à se retirer sans plus d’illusions dans des lieux, échappant à la surveillance, tels que les déserts culturels ruraux, ou les banlieues urbaines déterritorialisées. Le principe consiste à acquérir une certaine autonomie en échappant à l’autorité sociale. Dans les sociétés de clans, la culture reste intacte parce qu’elle est introuvable et les participants sont plus libres. Mais à la différence de ces sociétés qui se constituent sur un territoire donné, les communautés transplantées sont toujours sujettes à la contamination par le spectacle, le langage ou même la nostalgie de leur précédent environnement. Elles sont instables par essence (ce qui n’est pas forcément négatif). Mais il reste à prouver que ces communautés ou ces réserves pour désillusionnés et vaincus (comme celles des années soixante et du début des années soixante-dix aux États-Unis) peuvent devenir des bases effectives de résistance. Et si c’est le cas, ne seraient-elles pas rapidement découvertes et détruites, ou dureraient-elles, de fait, assez longtemps pour “aboutir” à une action quelconque ?

Autre mythe du xixe, persistant au-delà de sa durée naturelle de vie : le mouvement ouvrier. À savoir que l’on puisse encore croire que la résistance par excellence est un corps organisé d’ouvriers arrêtant la production. La notion de syndicat, tout comme celle de révolution, a été anéantie, et il se peut même qu’elle n’ait jamais existé dans la vie quotidienne. L’ubiquité des grèves brisées, des réintégrations et des licenciements montre bien qu’un syndicat n’est rien d’autre qu’une bureaucratie ouvrière. Outil disciplinaire du pouvoir nomade, la fragmentation du monde – en nations, régions, monde industrialisé et tiers-monde – a rendu les mouvements ouvriers nationaux anachroniques. Les sites de production sont trop mobiles et les techniques de gestion trop flexibles pour que l’action ouvrière ait encore une quelconque efficacité.Si les ouvriers s’opposent aux exigences d’une entreprise à un endroit donné, on trouve rapidement un bastion ouvrier de rechange. Le mouvement des usines Dupont et General Motors à Mexico est un bon exemple de cette capacité nomade. La colonie ouvrière de Mexico a permis la réduction du coût unitaire en éliminant les standards de salaire des pays riches et les bénéfices des employés. L’efficacité du monde de l’entreprise a un prix : une intensification de l’exploitation rendue possible par la fragmentation intensive du temps et de l’espace. La taille du bastion ouvrier tiers-mondiste, son désespoir, et la complicité des systèmes politiques, privent le travail organisé de toute base de négociation.

Les Situationnistes ont tenté de résoudre ce problème en rejetant à la fois le travail et le capital. Prolétaires, bureaucrates, employés de service, tout le monde aurait dû déserter le travail. Quelle que soit la sympathie suscitée par un tel concept, sa réalisation présuppose une impossible unité. La notion de grève générale était bien trop limitée ; elle s’embourba dans des luttes nationales, ne dépassa jamais Paris et ne causa finalement que peu de tort à la machine globale. Pour des raisons similaires, l’espoir d’une grève d’élite, se traduisant par un mouvement d’occupation, est restée également une stratégie sans lendemain.

Le plaisir situationniste pour l’occupation est intéressant en ce qu’il représente une inversion du droit aristocratique à la propriété ; ce qui le rend d’emblée suspect si l’on considère que les stratégies modernes ne sont pas censées se contenter d’inverser les institutions féodales. Les révolutionnaires de la première Révolution française s’étaient approprié la relation entre occupation et propriété, propre à la pensée sociale conservatrice. La libération et l’occupation de la Bastille furent significatives, moins pour les quelques prisonniers libérés, que parce qu’elles signalaient que l’accès à la propriété par l’occupation était une arme à double tranchant. Cette inversion fit de la notion de propriété la justification acceptable des massacres. Durant le génocide irlandais des années 1840, les propriétaires terriens anglais se rendirent compte qu’il était plus profitable d’utiliser leurs terrains pour élever du bétail d’abattage que d’y loger les métayers qui y résidaient traditionnellement. Quand la maladie de la pomme de terre se déclara, détruisant les récoltes des fermiers locataires et les laissant sans ressource pour payer leur loyer, leur éviction en masse commença. Les propriétaires anglais demandèrent et obtinrent l’aide militaire de Londres pour chasser les fermiers et s’assurer qu’ils ne reviendraient pas occuper la terre. Bien entendu, malgré les loyers impayés, les fermiers avaient cru obtenir le droit de rester là où ils avaient vécu pendant des générations. Malheureusement, ce droit à la propriété par l’occupation leur fut refusé ; ils étaient désormais “en trop”. Des lois furent votées pour leur interdire d’émigrer en Angleterre, et on les laissa crever de faim et de froid par milliers dans l’hiver irlandais. Certains purent émigrer aux États-Unis et survécurent, réduits à l’état de misérables réfugiés. Au même moment, sur le nouveau continent, le génocide des natifs américains avait commencé, justifié en partie par l’idée selon laquelle les tribus natives ne possédant pas la terre, tous les territoires étaient libres ; ainsi, une fois occupés (investis d’une valeur sédentaire), ils pouvaient être « défendus ». Il va sans dire que la théorie de l’occupation a laissé un souvenir plus amer qu’héroïque.

Durant la phase post-moderne du pouvoir nomade, les mouvements ouvriers et d’occupation n’ont pas été mis au rebut de l’histoire, mais ils ont perdu de leur force. S’étant détaché de ses bases nationales et urbaines pour arpenter les routes électroniques de l’absence, le pouvoir de l’élite échappe désormais aux stratégies de perturbation fondées sur la contestation des forces sédentaires. Les monuments architecturaux du pouvoir sont factices et vides ; ce ne sont plus que des bunkers pour complices et consentants. Les places-fortes n’abritent plus que des traces du pouvoir. Comme toute architecture monumentale, les bunkers sont la marque de la détermination, de la continuité, de la marchandisation et de la nostalgie réduisant au silence la résistance et le mécontentement. Leur occupation ne désorganisera pas pour autant le flux nomade. Tout au plus occasionnera-t-elle quelque perturbation, masquée par la manipulation médiatique ; si le bunker a une valeur particulière (le siège d’une bureaucratie, par exemple), il sera aisément repris par la machine de guerre post-moderne. Bien entendu, il est impossible de s’emparer physiquement des biens électroniques de valeur à l’intérieur du bunker.

Le réseau qui relie les bunkers, c’est la rue. Elle a si peu de valeur pour le pouvoir nomade qu’elle est abandonnée aux classes inférieures. (Une seule exception : le plus grand monument jamais édifié à la gloire de la machine de guerre : le système des autoroutes. Toujours précieux et bien défendu, cet espace ne tolère pas la moindre perturbation.) En laissant la rue aux classes les plus défavorisées, on est sûr qu’elle deviendra le lieu de l’aliénation profonde. La police, mais également les criminels, les drogués et même les sans-abris sont les vecteurs de perturbation de l’espace public. Aidées par le spectacle médiatique, les forces de l’ordre se servent de l’apparition de cette sous-classe pour construire de toute pièce une perception hystérique de la rue, dangereuse, malsaine et inutile. Les promesses de sécurité et d’intimité attirent des hordes de naïfs dans les espaces publics privatisés que sont les galeries marchandes. Un protectionnisme qui se paye par l’abandon de la souveraineté individuelle. Seule la marchandise garde ses droits dans la galerie. Du coup, les rues et les espaces publics tombent en ruines. Le pouvoir nomade s’adresse à ses disciples par l’auto-suggestion des médias électroniques. Plus le public est réduit, plus grand est l’ordre.

L’avant-garde ne se rend pas ; pourtant, le caractère restreint des vieux modèles et des sites d’opposition tend à repousser la résistance sur la voie de la désillusion. Il est important de faire le siège des bunkers ; mais le lexique de la résistance doit intégrer les moyens de la perturbation électronique. Autrefois on affrontait l’autorité de la rue par les manifestations et sur les barricades ; aujourd’hui il faut affronter l’autorité de l’espace électronique par la perturbation électronique. Les stratégies spatiales ne sont sans doute plus décisives, mais elles demeurent un support nécessaire, ne serait-ce que dans le cas d’une perturbation à grande échelle. D’autant qu’elles sont connues, contrairement aux stratégies de l’électronique qui doivent encore être développées. Il est grand temps de s’intéresser à la résistance électronique, aussi bien vis-à-vis du bunker que du champ nomade. On connaît peu de choses de l’espace électronique ; pour engager un tel pari, il faudra être prêt à affronter les ambiguïtés hasardeuses et les imprévus d’une résistance qui n’a encore jamais été éprouvée. Mieux vaut affûter les deux tranchants de l’épée.

La résistance au pouvoir nomade se joue dans le cyberespace et non dans l’espace physique. Le parieur post-moderne est un joueur électronique. Un petit groupe de hackers* bien organisé pourrait lâcher des virus, des vers et des bombes logiques dans les banques de données, les programmes et les réseaux de l’autorité, introduire la force destructrice de l’inertie dans le royaume nomade. À un niveau global, l’inertie prolongée équivaut à la mort de l’autorité nomade. Cette stratégie ne nécessite ni une action de classe unifiée, ni une intervention simultanée en différents points. Les moins nihilistes pourraient réactiver la stratégie de l’occupation en prenant en otage non plus des biens mais des données. Quel que soit le moyen choisi pour perturber l’autorité électronique, l’enjeu est de désorganiser totalement le contrôle et le commandement. Tout capital neutralisé au sein du complexe militaro-industriel se transforme en voie d’eau économique – matériel, équipement et pouvoir ouvrier n’auraient plus aucun moyen de se déployer. Le capital finissant s’effondrerait sous son propre excès de poids.

Ce n’est qu’un scénario de science-fiction, mais il met en lumière quelques problèmes qui doivent être pris en compte. Le plus évident est que ceux qui s’engagent dans la cyber-réalité sont généralement des groupes dépolitisés. La plupart des infiltrations dans le cyberespace ont été soit du vandalisme ludique (comme le programme espiègle de Robert Morris, ou la chaîne de virus PC Michaelangelo), soit de l’espionnage politique malencontreux (le piratage d’ordinateurs militaires par Markus Hess, vraisemblablement accompli pour le kgb), soit encore une revanche personnelle contre une autorité particulière. Le code éthique des hackers décourage tout acte de résistance dans le cyberespace. Même la Legion of Doom (un groupe de jeunes pirates qui semèrent la panique dans les Services Secrets), se targue de n’avoir jamais endommagé un système.Leurs seules motivations étaient la curiosité et la foi dans le libre accès à l’information. Au-delà d’un intérêt très ciblé pour une information décentralisée, l’action ou la pensée politique n’a jamais vraiment pénétré la conscience de ce groupe. Les seuls ennuis qu’ils aient eu avec la justice (et seuls quelques membres ont enfreint la loi), sont de l’ordre de la fraude à la carte de crédit ou du casse électronique. Le problème est très similaire à celui de la politisation des scientifiques dont les recherches touchent au développement d’armes. La question doit être posée : comment peut-on demander à cette classe de déstabiliser ou de détruire son propre monde ? Pour compliquer encore les choses, rares sont ceux qui possèdent le savoir très spécialisé nécessaire à de telles actions. Les profondeurs de la cyber-réalité sont la moins démocratique des frontières. Comme nous l’avons dit précédemment, l’union globale des cyber-travailleurs en tant que classe professionnelle n’est pas indispensable, mais comment enrôler un assez grand nombre d’entre eux afin d’organiser une résistance, surtout lorsqu’on sait que la cyber-réalité est un modèle d’auto-surveillance ?

Ces problèmes ont conduit de nombreux « artistes » aux médias électroniques, d’où un art électronique contemporain très engagé politiquement. Il est peu probable que les scientifiques ou les techno-travailleurs produisent une théorie de la résistance électronique ; les artistes/activistes (et autres groupes concernés) se trouvent donc investis de la responsabilité d’élaborer un discours critique sur les enjeux de cette nouvelle frontière.

En s’investissant de l’autorité légitime de la « création artistique » pour engager un forum public spéculant sur un modèle de résistance dans la techno-culture émergente, le producteur culturel peut contribuer au combat permanent contre l’autoritarisme. Mieux encore : ceux qui le veulent peuvent avoir recours à des stratégies concrètes de communication par l’image/ texte, élaborées grâce aux technologies passées à travers les mailles du filet de la machine de guerre, et balancer le cocktail explosif ainsi obtenu dans les bunkers économico-politiques. Affichage, pamphlet, théâtre de rue, art public ont servi en leur temps. Mais, nous le redisons, où est le public ? Qui est dans la rue ? Si l’on en juge par le nombre d’heures passées par un individu lambda devant la télévision, il semble que le public soit mobilisé électroniquement. Cependant, le monde électronique n’étant en aucun cas solidement établi, il est temps de tirer parti de cette fluidité et de se montrer inventif, avant qu’il ne nous reste plus que la critique pour arme.

Nous avons déjà décrit les bunkers comme des espaces publics privatisés, au service de fonctions spécifiques telles que la continuité politique (les bureaux d’état ou les monuments nationaux), ou la consommation frénétique (les galeries marchandes). Dans la droite ligne de la tradition féodale de la forteresse, le bunker garantit la sécurité et l’intimité, en échange de l’abandon de la souveraineté individuelle. Il agit soit comme un agent de séduction, offrant à ses complices l’illusion crédible du choix de consommation et de la paix idéologique, soit comme une force agressive exigeant le consentement du résistant. Le bunker attire presque tout dans ses entrailles, à l’exception de ceux qui restent pour surveiller les rues. Finalement, le pouvoir nomade ne permet pas le choix de ne pas travailler ou de ne pas consommer. C’est un principe de la vie quotidienne à ce point englobant, que même le plus résistant n’est pas toujours en mesure de garder une approche critique. L’aliénation découle en partie de cette irrésistible prise au piège dans le bunker.

Les bunkers ont des apparences et des fonctions variées. Le bunker nomade – ce produit du « village global » – a à la fois une forme électronique et une forme architecturale. La forme électronique est connue sous le nom de média. En tant que telle, elle s’efforce de coloniser la résidence privée. Elle déverse son flot ininterrompu de distractions informatives, de fictions produites par Hollywood, Madison Avenue et cnn. L’économie du désir peut être regardée en toute sécurité à travers la lucarne familière de l’espace cathodique. À l’abri dans le bunker électronique, une vie d’auto-expérience aliénée (la perte du social) s’écoule dans le consentement serein et la privation profonde. Le spectateur est amené au monde et le monde au spectateur, le tout médiatisé par l’idéologie de l’écran. C’est la vie virtuelle dans un monde virtuel.

À l’instar du bunker électronique, le bunker architectural est l’autre point d’intersection entre hyper-vitesse et hyper-inertie. De tels bunkers ne se limitent pas aux frontières nationales ; ils couvrent en fait la surface du globe. Bien qu’à l’heure actuelle ils ne soient pas en mesure de se déplacer dans l’espace physique, ils semblent être partout à la fois. L’architecture elle-même, y compris celle des groupes spécifiques, peut varier considérablement ; mais le logo ou le totem d’un groupe est universel, comme ses marchandises. D’une façon générale, le bunker architectural séduit parce qu’il intègre ces aspects redondants.

Ces bunkers étaient typiques des premières aspirations du pouvoir capitaliste au nomadisme. À l’époque de la Contre-Réforme, quand l’Église catholique comprit, lors du Conseil de Trente (1545-1563), que la présence universelle était la clé d’un pouvoir parvenu à l’âge de la colonisation, ce genre de bunker vint à maturité. (Il fallut ensuite le plein développement du système et sa technologie pour revenir au pouvoir par l’absence.) L’apparition de l’Église, d’Est en Ouest, l’universalisation du rituel, le maintien d’une certaine grandeur architecturale, et la marque idéologique du crucifix, tout conspira à créer un espace crédible d’intimité et de sécurité. Où que l’on se trouvât, le foyer de l’Église attendait.

À une époque plus récente, les arches gothiques se sont transformées en arches dorées. McDonald est global. Si une frontière économique s’ouvre, un McDonald s’installe. Où que vous voyagiez, le même Coca et le même hamburger vous attendent. Les arches dorées se tendent, comme la place Saint-Pierre du Bernin, pour étreindre ses clients – pourvu qu’ils consomment et s’en aillent quand ils ont terminé. Une fois dans le bunker, les frontières nationales deviennent des vestiges du passé ; en fait on est chez soi. Pourquoi voyager ? Où qu’on aille, on y est déjà.

Il existe aussi des bunkers sédentaires. Cette catégorie est clairement nationalisée ; c’est désormais le bunker de prédilection des gouvernements. Il s’agit du modèle le plus ancien, qui apparaît à l’aube de la société de la complexité et atteint son apogée dans la société moderne avec des conglomérats de bunkers répandus dans les villes tentaculaires. Dans certains cas, il s’agit de l’ultime trace du pouvoir national centralisé (la Maison Blanche) ; dans d’autres cas, ce sont les lieux de production de l’élite culturelle complice (les Universités), ou ceux de la continuité fabriquée (les monuments historiques). L’appropriation de leur image et de leur mythologie étant aisée, ces sites sont plus vulnérables à la perturbation électronique.

Le producteur culturel résistant peut semer la perturbation au cœur de n’importe quel bunker (de sa géographie associée, de son territoire, de son écologie). Le grand public dispose de suffisamment de technologie pour, au moins temporairement, réinscrire le bunker dans une image et un langage qui révèlent à la fois son intention sacrificielle et l’obscénité de son esthétique utilitaire bourgeoise. Le pouvoir nomade a semé la panique dans les rues à coup de mythes de subversion politique, de détérioration économique et d’infection biologique, lesquels à leur tour produisent l’idéologie de la forteresse et, par conséquent, une demande de bunkers. Aujourd’hui, il faut semer la panique dans le bunker, dénoncer l’illusion sécuritaire et ne lui laisser aucune place pour se cacher. L’incitation à la panique en tous lieux, voilà le pari post-moderne.

2.

Vidéo et résistance : contre le documentaire

La vidéo est née en crise. Tenue de suivre les mêmes étapes de développement que ses aînés, le cinéma et la photographie, cette technologie post-moderne a été refoulée dans la matrice de l’histoire. Le documentaire, modèle par excellence de la production vidéo résistante, témoigne moins de la parade sans fin des guérillas, manifestations de rue et désastres écologiques, que de la persistance des codes issus de la réalité empirique du siècle des Lumières : la vérité, la connaissance et la stabilité. L’hégémonie du documentaire pose la question de l’éloignement de la vidéo de sa fonction de simulation et de sa régression vers une technologie de réplication (de témoignage). Il est clair que la technologie ne nous sauvera pas des affres de la récurrence éternelle.

Rappel du dossier « Siècle des Lumières » : Un moment historique passé, qu’il faut désormais voir à travers le filtre de la nostalgie. La vérité était alors si simple. On croyait aux sens, et chaque unité perceptive propre contenait du savoir. La nature livrait ses secrets à ceux qui étaient disposés à l’observer. Le monde étant un véritable réseau de faits interconnectés, chaque objet n’était qu’un précieux fragment regorgeant d’informations. L’enjeu réel était le fait : chaque chose observable était une mine de réalité. Chaque objet concret, du grain de sable à l’activité sociale, méritait qu’on y prête attention. La « connaissance » devint une supernova. La réponse au problème de la gestion de données en cascade était la spécialisation : il suffisait de diviser la tâche d’observation en autant de catégories et sous-catégories pour préserver son intégrité des déviances dues à la prolifération des possibilités factuelles. (Il est toujours étonnant de voir les structures autoritaires perdre la raison dans les moments d’utopie.) La spécialisation fonctionnait en matière d’économie (la production complexe) et de gestion de l’État (la bureaucratie) ; pourquoi la connaissance aurait-elle été épargnée ? Elle relevait du mondain (en opposition au transcendantal), elle donnait à l’humanité un contrôle sur sa propre destinée, elle inaugurait une ère de progrès, avec la science pour rédempteur.

Au beau milieu de cette jubilation, un scepticisme pervers hantait les croyants (comme les Encyclopédistes), les nouveaux penseurs sociaux (comme Turgot, Fontenelle et Condorcet) et , plus tard, les positivistes de la logique. La critique du modèle empirique de David Hume en fut un exemple typique ; il plaçait l’épistémologie du siècle des Lumières hors de la sphère de la certitude. Selon lui, les sens n’étaient pas des convoyeurs d’informations fiables et les associations factuelles n’étaient que des inférences pratiques. Renforcé par la critique romantique développée sous la bannière de l’Idéalisme allemand, l’argument fut accepté : le monde n’était pas une source de connaissance, puisque la perception se structurait en fonction de catégories mentales données, lesquelles pouvaient être ou ne pas être fidèles à la chose elle-même. Selon ce système, la science se réduisait à une cartographie pratique de constellations spatio-temporelles. Malheureusement, les idéalistes étaient incapables d’échapper au scepticisme dont ils étaient issus. Leur propre système de transcendantalisme était également en butte aux arguments des sceptiques.

Compte tenu de la sociologie du savoir au dix-neuvième siècle, la science se retrouva donc dans une étrange position. Parce qu’elle produisait ce que les sécularistes prenaient pour des résultats concrets avantageux, elle devint un instrument de légitimation idéologique, y compris au niveau de la vie quotidienne. Dans le vide du scepticisme, la science empirique s’arrogea par défaut le droit de se prononcer sur la vérité d’une expérience. Autant le jugement sensible immédiat avait valeur de certitude au présent, autant le jugement sur des faits passés exigeait une reconstitution des perceptions immédiates par la mémoire. Le problème de la mémoire prit un caractère technologique : parce que ses composants subjectifs conduisent à la dégradation inhérente de la réalité de l’objet sensible, et parce que la représentation écrite est un moyen insuffisant de perpétuer l’histoire. Bien que la théorie et la méthode fussent matures et légitimes, il restait à mettre au monde une technologie satisfaisante. Ce problème fut finalement résolu par l’invention de la photographie. Celle-ci était capable d’offrir un enregistrement visuel concret (la vision étant le plus fiable des sens) qui soit un compte-rendu fidèle du passé. La photographie ne dissout pas subjectivement les faits dans la mémoire, elle n’en est pas une abstraction comme l’écriture : elle les représente. Enfin, on possédait un réplicateur visuel capable de produire un enregistrement indépendamment de témoins. La technologie devenait une médiation de la perception et imposait ainsi une objectivité sur l’enregistrement visuel. C’est pour cela que la photographie fut accueillie comme un outil scientifique, plutôt que comme un moyen de traduire une intention esthétique.

Les artistes de tous les médias adoptèrent eux aussi le modèle empirique, rajeuni par les récentes innovations de la technologie de réplication. De cet intérêt naquirent le Réalisme et le Naturalisme en littérature. Ces genres nouveaux firent montre d’un désir de réplication plus complexe. Un nouvel agenda politique s’était insinué au sein de la production culturelle. Contrairement aux politiques passées qui maintenaient un certain statu quo, le programme d’une gauche nouvelle-née apparut nettement dans la représentation culturelle empirique. Les partisans de ce mouvement ne faisaient plus allégeance aux icônes culturelles idéalistes de leurs prédécesseurs romantiques. Ils fétichisaient le réel – ce qui tendait à réduire le rôle de l’artiste à la reproduction mécanique. La représentation visuelle de données factuelles permettait de témoigner objectivement de l’injustice de l’histoire, de donner à ceux qui en étaient exclus une possibilité de se faire connaître. Une combinaison des médias traditionnels et de l’épistémologie des Lumières destinée à promouvoir la nouvelle idéologie de gauche, laquelle échoua assez rapidement. En définitive, même les romans expérimentaux de Zola étaient perçus comme fictions et non comme récits historiques. Le travail des peintres réalistes paraît tout aussi douteux ; les pinceaux n’étaient pas un moyen technologique satisfaisant pour garantir l’objectivité, et le produit était trop intimement lié à une tradition élitiste et institutionnelle. Leur seule victoire a sans doute été de laisser une trace déjà érodée de leur intention subversive, laquelle insistait humblement sur l’horizontalisation des catégories esthétiques traditionnelles, en particulier en matière de sujet. À la fin du siècle, ne sachant plus vers où se tourner, quelques producteurs culturels de gauche entreprirent de repenser la photographie et sa nouvelle avancée, le cinéma. Les premiers réalisateurs de documentaire voulurent produire un récit visuel objectif et précis des injustices sociales et de la résistance gauchiste ; guidé par ces intentions, le documentaire prit forme. La possibilité nouvelle d’une représentation socialement responsable en excita plus d’un et la production précéda ainsi la réflexion critique sur le médium. Les erreurs qui furent faites alors font aujourd’hui figure d’institutions.

Dès le départ, le film documentaire fut une catastrophe. Même si l’on remonte aux travaux des frères Lumière, on constate que la réalité du film de non-fiction a été écrasée sous le fardeau de l’idéologie. Un film comme La sortie des usines Lumière fonctionne avant tout comme une réclame pour l’industrialisation – la marque d’un avenir coupé des forces historiques qui lui ont donné naissance. Malgré la caméra statique et l’absence obligée de montage, la fonction de réplication se perdait, car la vie qui était montrée là restait pour l’essentiel à créer. Par la suite, le documentaire sombra plus profondément encore dans sa propre fatalité. Le film La procession des Éléphants à Phnom-Penh devint l’ancêtre de ce que nous considérons aujourd’hui comme l’œuvre post-moderne cynique. Ce spectacle forain plonge au cœur même de la spoliation coloniale et introduit provisoirement le spectateur à une culture qui n’a jamais existé. Le propos était de divertir par un événement simulé, encore une fois sans aucun lien avec un contexte historique quelconque. En ce sens, les Lumière sont les ancêtres de Disney ; Disneyworld est l’accomplissement de leur projet de spectacle forain. Par l’appropriation de débris culturels et leur réassemblage sous une forme savoureuse, prête à consommer, Disney a réalisé en 3D ce que les Lumière avaient fait en 2D : produire une simulation de la culture-texte du monde à l’intérieur même du bunker.

Ensuite, la situation n’a fait qu’empirer. Avec Nanook l’Esquimau, Robert Flaherty a introduit un discours complexe dans le documentaire. Le film était marqué par une grammaire cinématographique sur-codée qui générait transcendantalement une histoire supposée correspondre à des faits réels. Les écarts entre les re-présentations imagées disparates durent être comblés à grand renfort d’idéologie romantique, celle-là même qui convenait au réalisateur. Cela devait arriver, si l’on peut dire, dans la mesure où, au départ, il n’y avait pas de fait, mais uniquement une reconstruction de la mémoire. Le désir d’exotisme de Flaherty l’amena à simuler un passé fictif. Dans la plus fameuse séquence du film, Flaherty a recréé une chasse au phoque. Nanook n’avait jamais chassé le phoque qu’au fusil, mais Flaherty insista pour qu’il utilise un harpon. Nanook se souvenait de ce que son père lui avait appris sur la chasse traditionnelle, et il avait également vu quelques vieux dessins esquimaux. La chasse au phoque fut donc re-jouée à partir de ces souvenirs étroitement mêlés aux conceptions romantiques de Flaherty. Il exagéra la représentation sous prétexte d’originalité, ce qui donna une histoire, certes plaisante et excitante, mais qui n’avait pas plus d’intégrité factuelle que La Naissance d’une Nation de D. W. Griffith.

Inutile de ressasser l’histoire du documentaire, de Vertov à Riefenstahl, flirtant avec l’institution politique. Elle s’avère fondamentalement cynique – un marchandage politique perpétuellement condamné par la propension même de la technologie à se répéter sans fin au sein de l’économie du désir. Le cinéma n’est pas et n’a jamais été la technologie de la vérité. Il ment au rythme de 24 images/seconde. Il n’est pas le narrateur de l’histoire, mais simplement un moyen de communication, un moyen qui génère du sens. Le plus terrifiant dans le film documentaire, c’est qu’il est capable de fariquer au présent une histoire rigide, tout comme Disney fabrique le sens colonial de la culture de l’Autre. Le fait que certains films tapageurs existent simultanément comme fiction et non-fiction prouve bien que l’histoire est faite par Hollywood.

Une alliance entre documentaire et méthodologie scientifique a tenté de s’emparer du pouvoir apparent de la science pour arrêter la dérive de la représentation polymorphe. Légitime ou pas, l’évidence scientifique échappe à la controverse et sommeille confortablement à l’abri de la certitude. C’est de cette autorité que se réclame le documentaire. C’est pourquoi les documentaristes ont toujours eu recours aux systèmes de codes autoritaires pour structurer leurs récits.

Cette stratégie repose avant tout sur l’épuisement de l’image au moment même de son appréhension. La structure narrative doit envelopper le spectateur comme une nasse et évacuer toute autre interprétation. Le récit guidant l’interprétation des images doit adopter une trajectoire non linéaire, et une vitesse qui ne laisse pas au spectateur le temps de la réflexion. L’élément clé de ce mouvement consiste à donner l’impression que chaque image a un lien causal avec les précédentes. L’établissement d’une causalité entre les images est un effet invisible ; il engage le flux interprétatif du spectateur dans un parcours pré-déterminé. Lequel s’achève sur la conclusion voulue par le réalisateur et amenée par la construction de cette chaîne causale d’images, sur un point de vue final apparemment incontournable. Dites-moi qui peut remettre en question une causalité simulée ? Sa légitimation par une soi-disant autorité rationnelle est trop patente. Il y a échec d’un documentaire quand la chaîne causale se rompt, révélant les apparences et autorisant un moment de doute qui perturbe la matrice interprétative prédéterminée. Sans ce principe scientifique de causalité structurant rigoureusement la narration, l’autorité légitime du documentaire se désagrège rapidement, dévoilant sa vraie nature, la propagande fictionnelle. Lorsqu’il y a crise de légitimation dans un film, l’image ne s’épuise pas, elle devient transparente ; l’idéologie de la narration s’affiche dans toute sa gloire abjecte. Le documentaire de qualité ne se montre guère, et c’est ce truc d’illusionniste – mis au point à l’origine par le réalisme hollywoodien – qui guide malheureusement la grande majorité des documentaires et des témoignages vidéo massivement produits par les travailleurs culturels de gauche.

Ce portrait désolant est particulièrement insidieux en ce qu’il fait passer les producteurs culturels de gauche pour ce qu’ils redoutent le plus : des validateurs de la matrice interprétative conservatrice. Si le principe fondateur de la politique conservatrice est de maintenir l’ordre pour le bien de l’économie, d’assouvir les besoins et les désirs de l’élite économique, et de décourager l’hétérogénéité sociale, alors le documentaire, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est complice de participation à cet ordre, quand bien même il hisserait le drapeau de la justice sociale au-dessus de sa forteresse idéologique. C’est vrai, le documentaire ne crée pas les conditions d’une pensée libre ; il instille plutôt l’auto-censure chez le spectateur qui doit ensuite digérer ses images et leur structure narrative totalisante. En observant l’auto-censure elle-même, telle qu’elle est incarnée, par exemple, par les critiques du Sénateur Jesse Helms à propos du « Piss Christ » d’André Serrano, on peut voir les méthodes d’interprétation totalisantes à l’œuvre. Helmes affirme qu’une image du Christ imbibée de pisse aboutit à une seule conclusion : l’œuvre est un sacrilège obscène. L’interprétation de Helms est correcte, mais ce n’est pas la seule. Il s’est servi de l’autorité du théâtre sénatorial pour légitimer et totaliser son interprétation. Prise dans sa matrice interprétative privilégiée, l’image s’épuise immédiatement. Pourtant, quiconque réfléchit un instant sur l’image de Serrano s’aperçoit qu’elle contient bien d’autres significations. Certaines sont à la fois critiques et esthétiques (formelles). La stratégie globale de Helms n’était pas tant d’user de son pouvoir personnel comme moyen de pression, que de créer les conditions pour que le public le suive aveuglément dans la censure, acquiesçant ainsi au désir d’ordre homogène de l’élite. Le succès du documentaire résistant dépend du même ensemble de conditions. Les conséquences à long terme de ces méthodes, aussi bonne soit l’intention, sont d’accroître à la fois la crédulité du spectateur vis-à-vis des structures narratives illusionnistes, et la complexité du modèle par de constantes modifications. Où qu’il regarde dans l’institution politique, le consommateur électronique est traité comme une bête à média, un mouton. On ne mettra un terme à cette manipulation que si les documentaristes se refusent à sacrifier la subjectivité du spectateur. Le cinéma de non-fiction doit prendre d’autres voies que celles que lui a transmis la tradition.

Plan pour un documentaire générique de gauche pour PBS

Sujet : La guérilla en ? (choisissez un pays du tiers-monde).

  • 1. Choisissez le titre avec soin, car c’est l’un des premiers systèmes de cadrage. Ce doit être un pur descriptif des images contenues dans la réalisation, mais il doit également fonctionner comme un indicateur idéologique privilégié. Par exemple : « Combat pour la Liberté en –----. » Rappelez-vous de ne pas mentionner « guérillas » dans le titre. De tels mots sont associés à la notion de cause subversive ou perdue induisant une violence irrationnelle qui effraie les libéraux.
  • 2. Si vous disposez d’un budget suffisant (ce qui doit être le cas si vous réalisez le nième film sur un conflit politique), ouvrez avec une prise de vue aérienne lyrique de la campagne environnante en question. Habituellement, la région est tenue par les guérilleros. C’est parfait. Vous avez mis l’autorité traditionnelle de la nature (et la moralité de la distinction ville/campagne) de votre côté. Ce sont les deux codes fondamentaux de l’art didactique du western. Ils sont rarement remis en cause et amèneront le spectateur à croire que vous filmez une insurrection populaire.
  • 3. Faites un fondu sur la bande de guérilleros que vous allez filmer. Ne montrez pas de troupes importantes, et préférez les armes légères à la grosse artillerie. N’oubliez pas que les guérilleros doivent avoir l’air de vrais opprimés. Les Américains adorent cela. Si vous devez parler de la taille de l’armée rebelle (pour montrer par exemple le soutien populaire à la résistance), restez dans l’abstraction ; tenez-vous en aux statistiques. Les grandes formations militaires ont un côté “Nuremberg”. Si possible, choisissez une bande composée de familles : quand une famille entière va au combat, c’est un vrai signe de désespoir. Gardez à l’esprit qu’une de vos missions essentielles est d’humaniser les rebelles et de donner du groupe dominant l’image d’une abstraction diabolique. Terminez la séquence par une présentation stylistique de chaque rebelle en tant qu’individu.
  • 4. Pour la séquence suivante, isolez une famille représentative du groupe. Interviewez chaque membre. Attardez-vous sur ce qui motive leur résistance. Suivez-les pendant toute une journée. Insistez bien sur les dures épreuves de l’activité rebelle. Montrez bien la pauvreté de la nourriture et les problèmes pour dormir, mais concentrez-vous surtout sur le combat mené par la famille. Terminez la séquence sur la famille en train de se distraire. Ceci témoignera de la capacité d’endurance des rebelles, de leur humanité face à la catastrophe. C’est également un enchaînement parfait pour la séquence suivante : « À la vue de ce moment de détente, qui pourrait imaginer la tragédie qui va suivre... »
  • 5. Une fois les rebelles présentés comme des gens vrais, sensibles, il est temps d’aller voir l’ennemi, en montrant par exemple une atrocité qui lui est attribuée. (Ne montrez jamais l’ennemi lui-même ; il doit rester une abstraction venue d’ailleurs, un inconnu que l’on redoute.) Il est souhaitable qu’un parent éloigné de la famille vedette soit tué ou blessé durant cette action ennemie. Étendez-vous sur l’affliction des camarades rebelles.
  • 6. L’identité des rebelles et des ennemis étant établie, vous devez maintenant montrer la guérilla en action. Elle doit être perçue comme une manœuvre défensive dépourvue de toute connotation de vengeance. Faites en sorte que ce soit un raid au coucher ou au lever du soleil, pour amoindrir la sympathie pour l’ennemi en tant que personne. La lumière basse ne permettra pas de les voir et seules les étincelles des armes à feu incarneront l’ennemi dépersonnalisé. Ne montrez pas les guérilleros en train de faire des prisonniers : il est délicat de susciter la sympathie du spectateur pour des rebelles qui pointent leurs armes automatiques dans le dos de l’ennemi pour les obliger à avancer. En fait, ne montrez l’action que si les rebelles semblent gagner la partie.
  • 7. Dans la séquence de la victoire, il est important de mettre en évidence le lien entre les rebelles et la population non militaire de la région. L’ennemi ayant été vaincu, il est normal d’aller en ville pour faire la fête avec la classe agraire. Dans cette scène, vous pouvez inclure des discours et des commémorations, des paysans donnant de la nourriture aux rebelles, et ces derniers distribuant aux civils le butin non militaire pris lors de l’assaut. Plus important encore, assurez-vous que l’ambiance de cette scène soit festive, ce qui créera un contraste émotionnel avec la séquence de fin.
  • 8. Séquence finale : Concentrez-vous sur le groupe rebelle exprimant leur rêve de victoire et jurant qu’ils ne se rendront jamais. Ce sera le couronnement. Vous êtes désormais assuré de la sympathie du public. Celle-ci étouffera toute réflexion critique, et rendra le public heureux de s’abandonner à la vague de votre subjectivité radicale. Envoyez le générique. Ajoutez éventuellement un post-scriptum du réalisateur disant combien il/elle a été touché(e) et emballé(e) par cette expérience.

Dans la création d’un documentaire, on peut, au prix d’un petit ajustement sans grand dommage pour le modèle traditionnel, annoncer que l’ensemble des images d’une œuvre donnée a été totalement filtré dans une perspective culturelle particulière. Assurez-vous que le public sait qu’il regarde une version du sujet, pas la chose elle-même. Cela ne guérira pas les films ou vidéos documentaires de leurs travers, car les versions elles-mêmes sont pré-formatées et ont peu de sens au regard des autres moutures ; mais cela rendra le modèle documentaire un peu moins répugnant, un tel avertissement empêchant quiconque de prétendre montrer la réalité d’un sujet. Le système restera fermé, mais fera prendre conscience que ce qui est raconté n’est pas une histoire réelle, mais un cadre sémiotique indépendant à travers lequel le sujet a été filtré et interprété.

Prenez par exemple les documentaires traitant de sujets universellement reconnus comme amusants et inoffensifs : la nature par exemple. De toute évidence, la nature n’est pas, ne peut pas être le sujet ; au contraire, la simulation de la nature est en réalité un sanctuaire abritant des mythes et des perspectives culturelles particulières à l’antithèse de la civilisation. Examinons les versions suivantes :

  • 1. La Nature Esthétisante : C’est le point de vue commun à la plupart des documentaires du National Geographic. La nature y est représentée comme la source originelle de beauté, de grandeur et de grâce. Même les événements les plus violents deviennent des processus esthétiques qui doivent être préservés. Ceci est vrai jusque dans la présentation de groupes raciaux/ethniques « exotiques » ! Le monde se réduit à un musée qui témoigne de la perfection cosmologique et téléologique d’une nature dont la plus haute fonction est d’exister pour sa valeur esthétique. Le côté béatifiant de cette vision est conjuré par l’esthétique et l’idéologie issues d’un romantisme nostalgique sur mesure, lequel détermine à la fois les attentes du documentariste et la méthode de tournage et de montage.
  • 2. La Nature Darwinienne : Sa meilleure représentation est la série « The Trials of Life », où l’univers hobbesien prend vie, et la guerre de tous contre tous est graphiquement décrite. Cette version sang-et-tripes porte la marque d’une idéologie survivaliste, re-présentant les tâtonnements aveugles d’un univers froid et aride. C’est une remémoration de la fatalité du monde antérieur à l’ordre de la civilisation. De tels films agissent comme un bunker idéologique défendant le luxe de l’ordre produit par l’état policier.
  • 3. La Nature anthropomorphe : Cette interprétation tourne autour de la question : « Pourquoi les animaux sont-ils semblables aux hommes ? » Typiques des documentaires de Disney ou des magazines télévisés comme Wild Kingdom, ces films d’une joliesse insupportable présentent l’ordre naturel comme celui de l’innocence. Rien de surprenant, puisque ces réalisations sont destinées aux enfants, et que la compassion entre êtres humains (en particulier les enfants) et animaux est considérée comme une bonne illustration d’une « saine » socialisation. Ces films se concentrent sur le comportement nourricier des animaux et leurs modestes « aventures », et donnent de la nature la vision d’une entité bourgeoise.

Dans tous ces récits, on donne au spectateur un pastiche d’images artificiellement construit qui réduit les possibilités du fondement mythique de la nature. Celle-ci n’existe que comme une construction sémiotique justifiant une certaine structure idéologique. La fraîcheur de la nature en tant que code est préservée par des scènes d’animaux et des panoramiques de paysages auxquels sont ensuite superposés les cadres idéologiques interprétatifs. Ces films ne montrent jamais que de l’artifice – autrement dit, des systèmes de valeurs institutionellement fabriqués. On peut en dire autant des documentaires politiques, où seuls les aspects contingents diffèrent. Le réalisateur montre alors des gens et des villes, au lieu d’animaux et de paysages.

Le documentaire impose au public des versions du présent, travesties par le film ou la vidéo en monuments électroniques et partageant les caractéristiques de leurs alter ego architecturaux. Typiquement, les documentaires de gauche endossent la fonction des monuments et participent au spectacle de l’obscénité de diverses manières :

  • 1. Le monument est le signe concret d’une mémoire imposée reconstituée.
  • 2. Le monumentalisme tente concrètement de contenir la prolifération de sens relative à l’interprétation des événements convulsifs. Les monuments ne sont pas les symboles de liberté qu’ils semblent être, mais bien au contraire la marque de l’emprisonnement, de la répression de la liberté d’expression, de pensée et de se souvenir. Trop de gens obéissent de façon masochiste à leurs exigences de soumission, tout comme on obéit à celle des gardiens de la prison panoptique de l’idéologie.
  • 3. La continuité culturelle retrouvée exalte le monument aux yeux de ses complices. Dans sa tour de silence, il réprime aisément la contradiction. À ceux dont il représente les valeurs, il offre l’espace paisible et familier de la tradition cynique. Ni l’aliénation issue de la diversité des opinions, ni l’anxiété de la contradiction morale ne pèsent sur eux. Ils sont délivrés de la perturbation engendrée par la réflexion. Les monuments sont les ultimes bunkers de l’idéologie – les manifestations concrètes de la logique de la forteresse.

Bien sûr, les édifices architecturaux de la culture dominante, et ceux de la culture résistante comme le documentaire sont différents ; ces derniers ne cherchent pas à maintenir un statu quo ; ils ne projettent pas non plus une fausse continuité sur les blessures de l’histoire. Le problème, c’est que bon nombre d’entre eux aspirent à une éventuelle domination ; ils espèrent produire des icônes qui dépassent l’analyse critique. Jusqu’ici aucune icône sacrée n’a été intentionnellement produite par le documentaire, mais quelques-unes l’ont été, accidentellement, par le spectacle médiatique. Les exemples les plus connus sont les procès Hill/Thomas et le lynchage de Rodney King. Certaines images de ces bandes vidéos ont transcendé ce bas-monde et sont devenues, pour une large part de la société, des images sacrées.En tant que telles, elles s’épuisent d’elles-mêmes et quiconque insinue qu’un sens autre que celui qui s’impose immédiatement serait sous-jacent, s’expose à une tempête de réprobations. Ces images sont si chargées émotionnellement qu’elles provoquent une panique, justifiant l’attaque aveugle et perverse de toute hérésie interprétative. Elles sont à la gauche ce que l’image du fœtus avorté est à la droite radicale. Si l’autonomie est l’enjeu de la production résistante, il faut éliminer la monumentalité du sacré.

Force est de reconnaître que l’un des avantages pratiques de la vidéo-vérité (la vidéo qui semble répliquer l’histoire) est sa fonction de contre-surveillance démocratique. La technologie, aussi simple soit-elle, est très vite perçue comme une menace. Elle devient alors le réceptacle de la culpabilité, rejouant instantanément l’acte de transgression. En tant que témoin judiciaire parfait, son objectivité ne peut être légalement remise en cause. Cependant, elle ne fonctionne comme instrument d’intimidation contre la transgression du pouvoir, que selon des paramètres limités. Son strict pouvoir rationnel et légal n’opère que dans un contexte d’épuisement du sens. C’est une défense qui sert le système légal et le spectacle médiatique, mais qui est au détriment de la compréhension du média lui-même, car elle promeut l’esthétique autoritaire de l’épuisement.

La suprématie de la vidéo du réel, en tant que modèle de production culturelle résistante, doit être remise en cause par ceux-là même qui souhaitent voir le médium vidéo aller au-delà de sa fonction traditionnelle de propagande, tout en préservant ses vertus de résistance politique. Il n’est pas nécessaire de supprimer la vidéo du réel, mais il est essentiel d’infléchir son autorité. Pour mieux atteindre cet objectif, il faut développer une structure conceptuelle qui se fonde dans la technostructure post-moderne de la vidéo. Conjuguer épistémologie du dix-huitième siècle et techniques de production du dix-neuvième est une contradiction fondamentale : cela ne répondra jamais aux problèmes contemporains de la représentation dans une société de simulation, pas plus que la théologie médiévale ne pouvait répondre aux enjeux de la philosophie du dix-septième et du dix-huitième siècle.

Pour résoudre cette contradiction, il convient d’abandonner l’hypothèse selon laquelle l’image contiendrait et témoignerait d’une fidélité à son référent. Ce qui signifie en retour que la continuité de l’image ne peut plus se fonder sur le code de causalité. On aura recours de préférence à des structures associatives fluides invitant aux interprétations variées. Tous les systèmes d’images passent par la médiation du spectateur, c’est certain : la question est de savoir jusqu’où ? Peu de systèmes invitent à l’interprétation et, de ce fait, le sens s’impose plus souvent qu’il n’est créé. Par peur de laisser l’interprétation échapper à leur contrôle, de nombreux producteurs ont évité l’utilisation de ces structures associatives dans l’imagerie électronique politisée. De plus, ces films (fondés sur l’association) tendent vers l’abstraction et sont par conséquent déroutants, donc inefficaces pour ceux qui ne s’y intéressent pas. Autant de problèmes incitant à l’éternel retour à des modèles plus autoritaires. La réponse à cela est que le spectateur a le droit de ne pas être intéressé et la liberté de dériver. On devrait accpeter l’esthétique de la confusion, le moment de déroute qui est la condition pour qu’émerge le scepticisme nécessaire à une pensée radicale. Les objectifs de la vidéo de non-fiction résistante sont alors doubles : attirer l’attention sur et illustrer la construction de la simulation, et semer la confusion et le scepticisme pour que la simulation ne puisse pas fonctionner.

La vidéo fondée sur l’association est par essence recombinante. Elle assemble et réassemble des images culturelles fragmentaires, laissant leur signification vagabonder librement sur la grille des possibilités. C’est cette qualité nomade qui la distingue de la combinatoire rigide des films d’Hollywood ; pourtant, comme eux, elle se prélasse confortablement hors des catégories de fiction ou de non-fiction. La vidéo recombinante n’offre pas de réelle solution en matière de résistance ; elle fait plutôt office de base de données à partir de laquelle le spectateur décline ses propres inférences. Cet aspect du film recombinant présuppose le désir du public de contrôler la matrice interprétative, et d’en extraire du sens. Un tel travail est interactif dans la mesure où le spectateur ne peut pas rester passif. On ne peut pas lui faire avaler un point de vue, dans un but pédagogique. Une particularité qui va souvent à l’encontre de l’interaction populaire, car les stratégies de rupture avec l’habituelle consommation passive du spectacle ne suscitent que peu d’intérêt. Il est encore plus malheureux que de telles œuvres passent pour élitistes, sous prétexte que le recours à l’esthétique de la confusion n’a pas, actuellement, l’assentiment populaire. Il est bon de souligner que ce genre de commentaire provient généralement d’une intelligentsia bien en place, sûre du bien-fondé de son idéologie. Sa mission n’est pas de libérer ses adeptes, mais de les garder prisonniers, défenseurs du bunker de l’idéologie pétrifiée. C’est la perturbation par liquidation de ces structures que doivent pratiquer les médias nomades de résistance. On n’obtiendra rien en produisant davantage de monuments électroniques ; en ces temps électroniques irrésolus et incertains, laissons plutôt libre cours à l’intervention imaginative et à la réflexion critique.

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3. Le théâtre recombinatoire et la matrice performative

Dans les civilisations qui en sont restées aux technologies rudimentaires de l’image, les gens pensent qu’on ne doit pas se laisser photographier sous peine de se faire voler une partie de son âme. Cette curieuse intuition souligne en tout cas le fait que dès qu’il y a représentation de soi, un personnage de simulation vient encombrer la matrice performative et usurper le rôle de l’auto-présentation organique. En tant que représentation, le corps abandonne sa souveraineté et laisse son image à la disposition de qui veut se l’approprier pour la reconstituer dans des réseaux de signes distincts de ceux du monde réel. Ce qui, d’un point de vue contemporain, n’est pas forcément négatif et suggère la possibilité de refaçonner indéfiniment l’identité et le rôle de son personnage selon ses désirs. Vu sous cet angle, il nous faudrait renoncer aux conceptions essentialistes du soi, de la personnalité, du corps, et assumer nos rôles dans la grille dramaturgique de la vie quotidienne. Cette possibilité utopique s’accompagne cependant toujours d’un certain malaise, d’une angoisse due non pas tant à la curieuse condition de se trouver dépourvu de qualité fixe, mais plutôt à la crainte que notre faculté de réinvention ne réside ailleurs. On sent bien que ce sont des forces extérieures hostiles, plus que des motivations personnelles, qui fondent notre construction individuelle. La complexité du problème s’accroît avec la techno-culture ; les gens se retrouvent dans des théâtres virtuels qui, bien qu’étrangers à la vie quotidienne, ont un formidable impact sur elle. Détachés de l’individu, le corps et les représentations abstraites du soi sont simultanément présentes en divers lieux, interagissant et se recombinant avec d’autres, à l’insu et souvent aux dépens de l’individu en question. Il est primordial que le performeur critique explore et interroge les manipulations et les errements de ces doppelganger, ces doubles électroniques qui hantent les multiples théâtres du virtuel.

Imaginons le scénario suivant : une personne P entre dans une banque avec l’intention de souscrire un emprunt. La structure dramaturgique de la situation veut qu’il/elle ait l’air d’un candidat au prêt honnête et responsable. Bon/ne comédien/ne et se sentant à l’aise dans cette situation, P porte des vêtements et des bijoux qui témoignent d’un certain confort matériel. Il/elle effectue les démarches correctement, a recours aux techniques appropriées de blocage, serrant des mains à bon escient, se levant et s’asseyant conformément aux usages, etc. De plus, P a préparé et mémorisé un texte bien tourné qui explique en détail son besoin d’argent et ses capacités de remboursement. Mais il/elle a beau se conformer scrupuleusement aux codes de la situation, il apparaît très vite que sa prestation seule ne suffira pas à lui garantir le prêt : par son jeu, P n’a réussi qu’à convaincre l’employé d’interroger son double électronique. L’employé affiche donc sur son écran l’historique bancaire de P. Désormais c’est ce corps, ce corpus de données qui contrôle la scène ; c’est en effet le seul corps qui intéresse la banque. Le double électronique de P révèle des retards de remboursements antérieurs et un contentieux avec une autre banque. Le prêt est refusé. Fin de la performance.

Ce scénario aurait aussi bien pu avoir une fin heureuse, mais l’important est qu’il montre avant tout la redondance de la performance organique. La réalité du client étant d’emblée suspecte, c’est son image abstraite (son historique bancaire) qui détermine le résultat de sa démarche. Le moteur de la scène, représenté par l’architecture de la banque, a été absorbé par le théâtre virtuel. La scène de l’espace cathodique et, en coulisse, les banques de données et les réseaux, imposent leur privilège ontologique au théâtre de la vie quotidienne.

Cet exemple de théâtre virtuel montre bien à quel point la plupart des performances artistiques contemporaines sont tout bonnement anachroniques. La marée de performances individuelles, tels que les monologues et les personnages binaires, fait avant tout office de mémoire nostalgique d’un temps où la matrice performative était ancrée dans la vie quotidienne et centrée sur des comédiens de chair et d’os. La performance individuelle, en tant que pratique de résistance culturelle, révèle son intention subversive en tentant futilement de rétablir le sujet sur la scène architecturale. Comme souvent dans le théâtre de restauration, la partie est perdue d’avance.

Dans ce contexte, la grille théâtrale est déjà surcodée par l’extrême durée de son histoire, et mise à mal par la confusion des codes et des personnages simulés imposée par le spectacle. Tenter d’esquiver ces problèmes en introduisant le registre personnel dans le discours ne suffit pas à donner une profondeur de sens intersubjective au-delà des systèmes de codes indépendants de l’individu-acteur lui-même. Par conséquent, le registre personnel est englouti par le corps spectaculaire et le corps virtuel, qui imposent leurs propres matrices interprétatives prédéterminées. Au risque de choquer, le registre personnel n’est pas politique dans la culture recombinatoire.

Ces problèmes soulignent avec force un modèle de production totalement dépassé pour la performance (et pour l’art contemporain en général). Même si, jusqu’au dix-neuvième siècle, la scène fut le lieu incontesté et privilégié de l’interaction des codes mythiques, elle est arrivée aujourd’hui à épuisement. La scène traditionnelle en elle-même et par elle-même n’est plus qu’un bunker vide séparé du pouvoir ; un lieu de perturbation qui n’offre que peu d’espoir. Une raideur mortuaire s’en est emparé, et ce qui fut le domaine de personnages évanescents, n’existant que par leurs masques, n’est plus qu’un lieu où se rejouent sempiternellement les situations du passé ou les simulations du présent.

On a parfois obtenu des résultats intéressants en tentant d’élargir l’espace scénique. Ainsi le Living Theatre a-t-il réussi à abattre les frontières de son architecture traditionnelle. Il a gommé la distinction entre l’art et la vie et a joué un rôle décisif en créant l’une des premières scènes recombinatoires. C’est, somme toute, en observant la vie quotidienne à travers le prisme du modèle dramaturgique que l’on saisit toute la pauvreté de cette matrice performative. Une résistance efficace ne peut être le fait du seul théâtre de la vie quotidienne : voilà le problème. Ni la scène théâtrale, ni le sub-électronique (dans ce cas la rue, dans sa forme architecturale et sociologique traditionnelle) n’auront d’incidence sur la scène virtuelle en soi.

Prenons le scénario suivant : un/e hacker est installé/e sur une scène avec un ordinateur et un modem. Sans limite de temps, il/elle s’introduit dans les banques de données, appelle les fichiers qui le/la concerne et commence à les effacer ou à les trafiquer à son gré. Le jeu s’arrête au moment où il/elle éteint l’ordinateur.

Performance excessivement simpliste, certes, mais qui est au cœur même de la résistance électronique. Une telle action pénètre dans le réseau performatif et imbrique, sur le mode nomade vie quotidienne, théâtre traditionnel et théâtre virtuel. Les multiples avatars de l’acteur participent tous directement à la création d’une nouvelle hiérarchie de la représentation. A l’intérieur même du théâtre virtuel, la manipulation ou l’effacement viennent perturber les structures de données porteuses de la représentation électronique du performeur. Si l’on veut que des données électroniques incarnent la réalité d’une personne, les « faits » qu’elles contiennent ne doivent pas être démocratiquement accessibles à la manipulation. Car une fois qu’elles ne sont plus valables ni fiables, elles perdent leur privilège. Cette situation offre au performeur deux stratégies de résistance : contaminer des données et attirer l’attention sur leur altération, ou bien transmettre des données trafiquées. Dans les deux cas, l’objectif utopique de la réinvention de soi par la recombinaison performative prend forme par-delà l’horizon du quotidien. Le théâtre de la vie quotidienne gagne en liberté par infiltration du théâtre virtuel. La recombinaison du corps n’est libératrice qu’à condition que les codes autoritaires ne perturbent pas le jeu. À cet effet, l’individu doit pouvoir contrôler son image dans tous les théâtres ; c’est l’unique moyen d’harmoniser la performance du quotidien et le désir personnel.

Pour rendre l’exemple ci-dessus plus concret, imaginons que le hacker soit une femme travestie en homme. Durant la performance, il/elle ouvre ses dossiers d’identification et modifie la donnée « sexe » en « masculin ». Puis il/elle quitte la scène, et commence une nouvelle performance dans la rue : le jeu du désir déchaîné dans le théâtre de la vie quotidienne. En l’absence de données contradictoires, le sexe auquel il/elle s’identifie devient le sexe auquel il/elle appartient. La performance ne se limite pas seulement au costume, mais peut également impliquer la chair. Les catégories biologiques s’effritent elles aussi peu à peu. Donnons un exemple extrême : habillé(e) en homme des pieds à la taille et adoptant des codes gestuels « masculins », l/a performeur se promène torse nu dans la rue. Il/elle se fait arrêter par la police. Sa poitrine contredit le rôle sexuel qu’il/elle prétend jouer. La police accède donc aux renseignements électroniques qui confirment l’identité masculine revendiquée par l’acteur. Et comme la loi n’interdit pas à un homme de se promener torse nu, il/elle est relâché(e). Cette performance aurait facilement pu prendre une autre tournure et s’achever par l’arrestation de l’acteur.Cette issue est très peu vraisemblable, parce qu’elle suppose que la police ait pris l’initiative d’outrepasser les données factuelles.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’une telle performance est extrêmement risquée. La remise en cause des codes et la libération du désir sont généralement illégales, surtout dans le cas que nous venons de décrire. Le piratage informatique attire très vite l’œil de la surveillance ; c’est la meilleure façon de déstabiliser la réalité et la structure fonctionnelle de tous les théâtres. Cependant, ces exemples-limites montrent les étapes nécessaires à l’émergence d’un théâtre post-moderne de la résistance. La performance éclair, comme lieu de résistance, se doit d’utiliser des scènes recombinantes, interconnectées et oscillant entre vie virtuelle et vie quotidienne. Ce qui signifie que le/la performeur doit affronter ses avatars électroniques et leur techno-matrice. Il est temps d’élaborer de nouvelles stratégies qui portent atteinte à l’autorité virtuelle. Les acteurs sont trop enlisés dans le théâtre traditionnel et le théâtre de la vie quotidienne pour tout simplement comprendre que le monde virtuel a fonction de théâtre du jugement dernier.

Un nouveau théâtre devrait expliquer au spectateur comment résister à toute forme d’autorité dans le continuum politique. Si nous cherchons à nous libérer en contrôlant nos propres images, la performance devrait être l’illustration des processus de résistance et montrer explicitement comment parvenir à l’autonomie, aussi temporaire puisse-t-elle être. La représentation de soi ainsi révélée ne doit pas être perçue par le public comme une image individuelle à copier à tout prix, ce qui n’aboutirait qu’à un renversement des codes. Mieux vaudrait au contraire rechercher une esthétique de la confusion qui révèle des choix potentiels et ruine ainsi l’esthétique bourgeoise de l’efficacité.

Déjà là et pourtant toujours un peu plus loin : il semble que la réalité virtuelle soit toujours sur le point d’arriver, attendant le prochain saut technologique. D’un autre côté, cette impression étrange – selon laquelle nous serions actuellement dans un environnement réel – porte à croire que la réalité virtuelle se situe dans un futur proche, dans la science-fiction, tributaire d’une technologie non encore développée. Serait-ce parce que nous sommes déjà immergés dans le virtuel, que nous avons tant de mal à le reconnaître ? Ou est-ce la faute des technologues qui nous ont promis la cristallisation imminente de la frontière entre vie quotidienne et vie virtuelle et la naissance de deux théâtres complètement indépendants ? Ces promesses rendent le virtuel à jamais invisible. Le théâtre virtuel annoncé par les technologues aura le même effet enveloppant que la vie quotidienne. Ce sera le moteur du virtuel, d’un virtuel où les gens pourront interagir physiquement et avoir un certain degré de contrôle sur leur identité, leurs trajectoires narratives et les objets de leur interaction. Contrairement à la peinture, au théâtre, au cinéma ou à la télévision, le nouveau théâtre virtuel rendra la médiation cathodique transparente et donnera l’impression d’une expérience sans limites. C’est là le principe même de la réalité virtuelle, au sens technique du terme. Pourtant, cette technologie n’existe pas vraiment, sinon sous des formes très primaires, et elle fonctionne avant tout comme un jeu. C’est pourquoi la scène virtuelle ne mérite pas qu’on y prête attention, mais comme nous l’avons signalé plus haut, elle fait partie intégrante de la vie quotidienne, et contrôle déjà les représentations de ce théâtre. Il ne faut pas confondre la réalité virtuelle proprement dite, si tant est qu’elle fasse son apparition dans la culture, et le pouvoir virtuel. Pour l’instant ses promesses servent de déflecteurs et détournent l’attention des sources électroniques de la domination et de l’autorité. La promesse d’une matrice performative cybernétique ne fait que nous aliéner un peu plus à nos doubles électroniques ; elle nous conduit à perpétuer l’erreur de croire que les corps électroniques n’existent pas réellement, et à délaisser ces signes du pouvoir autoritaire. Si nous voulons instaurer un théâtre de la résistance, il nous faut bien comprendre que le monde virtuel existe ici et maintenant.

Les Situationnistes avaient raison d’affirmer que le pouvoir est spectaculaire. Cette affirmation était cependant plus exacte il y a quelques années, quand la révolution de l’économie du désir tira les premières salves sur l’économie de la production. La technologie de l’information a très vite séparé le spectacle et le pouvoir, lequel circule maintenant, invisible, dans une sphère cybernétique extérieure à la vie quotidienne. Le spectacle est devenu le lieu de la médiation, non pas tant des rapports sociaux à proprement parler, mais entre les mondes réel et virtuel, sédentaire et nomade, organique et électronique, présent et absent. En ce sens, la performance ne saurait se limiter au virtuel. Les composantes électroniques du spectacle sont également d’une importance capitale, et méritent qu’on s’y attarde, en particulier depuis que cette dimension du spectacle évolue à la même vitesse que la consommation. (L’architecture et les autres référents visuels sub-électroniques ne sont pas aussi significatifs ; ces formes changent trop lentement et leur accès est trop limité géographiquement.) L’image électronique est la marque très nette de la cyberélite, mais plus important encore, elle est également la source de redistribution des identités et des styles de vie adaptés à l’excès de consommation. Ce nouveau rapport social entre le corps électronique (le corps sans organes) et le corps organique est l’un des meilleurs matériaux qui soit pour le théâtre. Les ressources du jeu doivent transcender le corps organique, clé de voûte des modèles performatifs de la représentation. À l’heure des médias électroniques, il est déplacé de prétendre que la performance s’épuise sous le signe de l’organique. Après tout, le corps électronique joue toujours son rôle sur toutes les scènes, fût-ce in absentia.

On a toutes les raisons de désirer le corps électronique, et toutes les raisons de le mépriser. Ce conflit pathologique surgit lorsqu’à la vue du corps électronique, des sentiments de sympathie (Husserl) et d’envie (Benjamin) implosent en un instant schizophrène. Comme le dit Baudrillard, « le schizo est [...] ouvert à tout malgré lui dans la plus grande confusion. [...] Ce qui le caractérise est moins l’éloignement du réel à des années-lumière [...] que la proximité absolue, l’instantanéité totale des choses, [...] la surexposition et la transparence au monde ». Sur les décombres de l’intersubjectivité, l’organique et l’électronique s’affrontent. Le corps électronique a l’air si vrai... Il se déplace, nous regarde, communique. Son apparence est la nôtre. L’identité se manifeste et se renforce, à mesure que la subjectivité nous est arrachée/imposée par cet autre électronique. Comment ne pas réagir avec sympathie à une telle perception ? En cet instant d’unité, pourtant, un sentiment cuisant de séparation né de l’envie se fait jour. L’identité du corps électronique n’est pas la nôtre, et il nous faut sans cesse consommer pour lui ressembler davantage. Et le désir d’accéder plus largement aux signes extérieurs de beauté, de santé et d’intelligence, par le biais d’une accumulation incessante d’artefacts culturels, nous rappelle brutalement que l’excès de perfection de ce corps électronique ne nous appartient pas. Les limites de l’organique abondent, et sitôt atteintes, elles deviennent vulgaires et superflues. Reste un intolérable moment de riche privation. La sympathie et l’envie sont liées à jamais, comme deux hideuses sœurs siamoises. La voilà bien, la performance de la vie quotidienne, si proche, si instantanée, éternellement recommencée.

La seule erreur d’Artaud fut de croire que le corps sans organe était encore à inventer. Le corps électronique est le corps sans organe. Il domine déjà la représentation et il a recentré le théâtre sur un vide d’identité et de désir. Le corps sans organe est le corps parfait – reproductible à l’envie. Finie la réduction au biologique. Deux cents clones d’Elvis apparaissent à l’écran. Séparez-les. Changez de chaîne, faites défiler la bande. Tout spectacle est une boucle éternelle. Ces clones n’ont pas été fabriqués en éprouvette ; ils se reproduisent de leur propre fait, tous aussi précis et parfaits que les précédents. Pas de fluide, pas de peste, pas d’interruption. Les orifices du corps sans organe sont hermétiquement clos. Pas de consommation, pas d’excrétion, pas d’interruption. Quelle liberté ! Protégé par l’écran des catastrophes virtuelles de la guerre, du capital, de l’identité sexuelle et de toutes les fins du monde imminentes, le corps sans organe dérive librement dans le rhizome électronique. Le théâtre de la rue et ses débris culturels s’effondrent. La civilisation refait peau neuve – le progrès est total – la saleté, les ordures, la pourriture et les gravats ont été éliminés de l’écran et effacés du monde parfait du corps électronique. Et celui-ci, libéré de la chair, libéré de l’économie du désir, a échappé à la souffrance du devenir.

Quel est le destin du corps organique, écartelé entre sympathie et envie, condamné à suivre le corps sans organe comme son ombre ? C’est tout simplement la chair qui est sacrifiée – découpée en tranches adaptées aux diverses économies. Il ne s’agit pas du dualisme cartésien cher au cyberpunk, pour lequel le corps n’est plus qu’un gros bout de viande. (« Ainsi, instrumentalisé par le pouvoir Virtuel, l’esprit peut exister séparément du corps, et le corps séparément de l’esprit. ») Il n’est pas question de télécharger simplement l’esprit et de jeter le corps à la poubelle. Le corps, au contraire, se divise en surface et profondeur, en partie sèche et partie humide.Cette image superficielle sèche qu’est le spectacle, il doit la refléter. Le corps devient son propre miroir, ou plus précisément sa propre photocopie. Il est le papier sur lequel s’inscrivent une identité sexuelle, une ethnie et un style de vie. Comme toute surface d’inscription, il doit être sec pour pouvoir passer dans la machine vision. Il doit aussi être plat et sans profondeur (sans désir). Le seul désir acceptable est le désir de consommer les textes du spectacle. Tandis que l’image envahit les différentes strates de la consommation, la résolution de l’original se détériore jusqu’à ce qu’il ne reste plus que ce réceptacle d’eau qu’est le corps. Corps sacrifié à l’anti-économie, corps abject condamné à errer dans la misère des rues. (« Ce qui est sacré correspond sans aucun doute à cet objet d’horreur dont j’ai parlé, cet objet fétide, visqueux, illimité, qui regorge de vie mais désigne la mort. »)

C’est ce corps qu’on nous apprend à redouter, celui qui incarne l’absence de désir économique rationalisé. C’est le signe de l’organique par excellence, la soupe originelle, la matrice pleine de son placenta où nul ne retourne jamais. Évoquer le sacré ou, pire encore, exhiber les signes de l’organique, le code de la mort, équivaut à rejeter l’inscription économique, à passer du côté de l’abject et s’exposer au grand châtiment. Nombreux sont les acteurs qui ont tenté de réinstaurer l’organique dans le réseau des valeurs, mais aucun n’est parvenu à dépasser le pouvoir du corps sans organe (CsO). Le CsO les accompagne toujours, sur la scène et dans la salle. Au mieux, leur travail parvient à exalter la déviance, mais sans jamais en briser le signe. Il ne suffit pas de monter un contre-spectacle dans le théâtre de l’abject, cela ne ferait que confirmer ce que l’on sait déjà : qu’il ne faut pas mentionner l’organique et son désir insoumis, ou sa volonté de mort. Un tel spectacle se réduit vite à une aberration ou à une idiosyncrasie particulière. L’organique et l’électronique doivent s’affronter pour tenter de déverrouiller la barrière hiérarchique rigide qu’opposent chaque jour les moteurs du spectacle. Prenons l’exemple le plus évident : cette barrière est cruciale pour le succès des films d’horreur. Systématiquement, ces films montrent le CsO terrassant le signe de l’organique : éviscérations, viscosités, dépeçages, suppurations, excrétions incontrôlées, autant d’incitations à l’horreur chez le spectateur. Elles lui rappellent l’organique, ce surplus d’eau non maîtrisé qui n’aspire qu’à transpercer la surface unie de la photocopie. Le film d’horreur rend visible l’organique – ainsi que les moyens qui doivent punir son apparition. Il y a deux règles fondamentales pour simuler l’horreur dans la société du spectacle : l’innocent (le CsO) doit souffrir (ingérer le sacrifice), et le coupable (le désir sub-électronique) doit être puni. La répétition de ces deux mythes fondateurs dans les œuvres spectaculaires incite les gens à acheter. Elle fait savoir que tous doivent aspirer à l’innocence virginale du CsO et tous doivent refouler l’organique par une surabondance d’excès manufacturés. C’est cette performance qui doit être perturbée, mais elle doit l’être électroniquement.

Si l’on conçoit le CsO comme l’apparition du soi contenu dans l’espace cathodique, il est presque surnaturel de penser qu’il puisse être fait de chair et appartenir à ce bas-monde. C’est au moment de la possession que le CsO est le plus sensible à l’émergence d’insuffisances organiques, mais c’est aussi à ce moment-là qu’il peut se manifester comme une entité distincte du spectacle et renforcer ainsi une image idéale qui se situe dans la sphère de l’accomplissement réel. Le phénomène de la possession de la chair est ce qu’on appelle communément la “célébrité”. La célébrité est la preuve formelle et empirique que l’apparition électronique n’est que la mémoire du monde naturel et que l’électronique continue à dépendre de l’organique. Sous cette forme, le CsO ne se réduit pas à une vision médiatisée par l’écran, il peut être touché et faire dévier ainsi la pensée hors des catégories du recombinatoire, vers la nostalgie de l’essentialisme. Faut-il s’étonner, dès lors, que les célébrités soient traquées pour des autographes ou tout autre artefact offrant un réconfort à ceux qui cherchent à obtenir l’assurance d’un ordre pré-électronique ?

Le pouvoir nomade a achevé la construction du théâtre électronique. La critique situationniste du spectacle nous en avait avertis. De fait, l’alliance de l’architecture, des arts graphiques, de la radio, de la télévision et du cinéma en est venue à constituer la scène spectaculaire, sans que soit pleinement révélé le soutien logistique caché de la technologie du virtuel. Le fait d’avoir eu recours à des formes anachroniques de résistance (occupations, grèves, mouvements de protestation...) pour en arrêter la construction fut une erreur stratégique. Les actions révolutionnaires de la fin des années 1960 et du début des années 1970 ont échouées, parce qu’elles n’ont pas attaqué le théâtre électronique, pas plus qu’elles n’ont employé les tactiques d’opposition nomade. Le théâtre des opérations apparaissait comme purement sédentaire, sans composante nomade, et on le situait donc dans l’opposition binaire offense/ défense. En matière de théâtre électronique, la stratégie est purement offensive. Les systèmes de surveillance sont les seules traces visibles de défense. Le principe est de ne jamais être pris au dépourvu et de toujours traquer les mouvements de l’opposant, empêchant ainsi la disparition de l’ennemi. L’autre option est d’établir des points de blocage pour se donner le temps du regroupement et de la contre-offensive. La position défensive de la fortification n’est pas réaliste, bien que l’occupation ait traditionnellement été la tactique de prédilection de la résistance. C’était un moyen adéquat pour résister à l’architecture spectaculaire, mais le théâtre électronique, lui, restait indemne et continuait d’élargir son champ d’action. La culture de la résistance travaille avant tout à partir d’un modèle critique et, comme toujours, elle dévie peu à peu de sa cible, préférant poursuivre l’assaut des bunkers culturels et politiques. Tout n’est pourtant pas perdu. Il n’y a pas de fortifications dans le théâtre électronique, et il reste toujours des ouvertures et des pont-levis pour y semer la perturbation. Malheureusement, une telle résistance ne peut émaner que de la classe des technocrates et elle doit se mettre en place avant que les systèmes de surveillance ne soient trop largement répandus. Le jeu du hacker politisé devrait incarner le nec plus ultra de la résistance performative.

Comparées aux techniques de résistance dans le cyberespace, les stratégies dont dispose le producteur culturel sont beaucoup plus modestes. Il peut re-présenter le théâtre électronique tel qu’il est, et créer des simulations de contrôle performatif qui attirent l’attention sur la technologie et les méthodes employées. Ou bien essayer de rétablir le corps organique dans des domaines autres que l’abject ou la déviance ; cependant, cette action équivaut à une répétition du passé, à moins qu’on ne l’oppose à la stature mythique du CsO. Une telle voie ne consiste pas à dévoiler l’invisible, mais à imposer au visible le vide du scepticisme. Dans l’un et l’autre cas, l/a performeur doit s’approprier le théâtre électronique et l’occuper. Il serait malavisé d’attendre que la réalité virtuelle se soit parée des atours du théâtre classique – celui où acteurs et spectateurs sont physiquement présents au cœur d’un décor artificiel (électronique). Nous l’avons dit plus haut, les performeurs de la résistance doivent inventer ces scènes recombinatoires interconnectées, oscillant entre théâtre de la vie quotidienne et théâtre du virtuel. Partant de là, on pourra développer des modèles pratiques de jeu – ceux qui se prêtent à une matrice performative autonome – plutôt que ceux où les acteurs ne sont plus, comme aujourd’hui, que des automatons, rejouant les créations d’une culture imposée. Le théâtre de la résistance est le théâtre électronique.

4. Utopie du plagiat, Hypertextualité et Production Culturelle Electronique

Dans l’univers culturel, on a toujours considéré le plagiat comme un mal. On l’assimile généralement au vol ; ceux qui n’ont pas de talent dérobent la langue, les idées et les images pour s’enrichir ou pour servir leur gloire personnelle. Mais, comme nombre de mythologies, celle du plagiat est facilement réversible. Ne devrait-on pas plutôt suspecter ceux qui soutiennent la législation de la représentation et de la privatisation du langage ? Et dans un contexte social donné, ne sont-ce pas les actions plagiaires qui contribuent le plus à l’enrichissement culturel ? Avant le Siècle des Lumières, le plagiat participait à la diffusion des idées. Un poète anglais pouvait prendre et traduire un sonnet de Pétrarque et se l’attribuer. La pratique était tout à fait acceptable et en accord avec l’esthétique classique de l’art comme imitation. La valeur réelle de cette activité résidait moins dans le renforcement d’une esthétique classique que dans la diffusion d’œuvres vers des régions qu’elles n’auraient pu atteindre autrement. Les travaux de plagiaires comme Chaucer, Shakespeare, Spenser, Sterne, Coleridge et De Quincey, sont une part vivante de l’héritage anglais et appartiennent encore au canon littéraire.

Aujourd’hui, les conditions ont changé et le plagiat redevient une stratégie acceptable, voire cruciale pour la production textuelle. Nous sommes à l’âge du recombinatoire, à l’âge des corps, des catégories sexuelles, des textes, de la culture recombinée. Avec le recul, on peut dire que, dans le passé, la recombinatoire a toujours été un élément essentiel du développement du sens et de l’invention ; récemment, les progrès extraordinaires de l’électronique ont attiré l’attention sur son importance, aussi bien théorique que pratique (l’utilisation du morphing dans le cinéma et la vidéo par exemple). La valeur première de toute technologie électronique, en particulier celle des ordinateurs et des systèmes d’imagerie, est la vitesse incroyable à laquelle ils sont capables de transmettre l’information, qu’elle soit brute ou déjà traitée. Lorsque l’information circule à très grande vitesse dans les réseaux, des systèmes de sens disparates, incommensurables parfois, se croisent, avec des conséquences inédites tant sur le plan d’une meilleure compréhension que d’une nouvelle inventivité. Dans une société dominée par l’explosion de la “connaissance”, il est plus urgent d’explorer les possibilités du sens de l’existant que d’accumuler de l’information redondante (même si elle est produite selon la méthodologie et la métaphysique de l’“original”). Jadis, on défendait le plagiat en insistant sur son utilité sur le plan de la résistance à la privatisation de la culture, laquelle répondait aux besoins et aux désirs de l’élite au pouvoir. Étant donné la nature même de l’existence post-moderne et de sa techno-infrastructure, on peut affirmer que le plagiat est aujourd’hui acceptable, voire inévitable. Il est productif, mais n’implique pas l’abandon du modèle romantique de production culturelle privilégiant la création ex nihilo. D’un point de vue général, ce modèle est assurément anachronique, mais il demeure valide dans certaines situations spécifiques, bien que personne ne puisse dire quand il sera à nouveau globalement approprié. Quoi qu’il en soit, il s’agit de mettre fin à sa tyrannie et à sa bigoterie culturelle institutionnalisée. Nous appelons ici à l’ouverture de la base de données culturelles, afin que chacun puisse utiliser la technologie de production textuelle au maximum de ses capacités.

Les idées s’améliorent. Le sens des mots participent de cette amélioration. Le plagiat est nécessaire. Il est la conséquence du progrès. Il s’empare de la phrase d’un auteur, use de ses expressions, efface une idée fausse et la remplace par une idée juste [1]. Pourtant, un fardeau de connotations négatives pèse sur le plagiat (en particulier dans la classe bureaucratique) ; alors que les besoins se sont accrus avec le temps, le plagiat lui-même a été camouflé sous un nouveau lexique par ceux qui souhaitaient faire de sa pratique une méthode ou une forme légitime de discours culturel. Ready-made, collage, art-cloche, écriture automatique, intertexte, combinaisons, détournement, appropriation : autant d’expressions qui témoignent des explorations du plagiat. Certes, ces termes ne sont pas exactement synonymes, mais ils recoupent un corpus de sens essentiel à la philosophie et à l’activité plagiaire. Philosophiquement, ils s’opposent tous aux doctrines essentialistes du texte : dans un texte donné, aucune structure ne donne un sens universel et nécessaire. Aucune œuvre d’art ou philosophique ne peut s’épuiser d’elle-même. De telles œuvres sont toujours en relation avec le processus vital d’une société, tout en en étant distinctes. L’essentialisme des Lumières n’est pas parvenu à dégager une unité d’analyse qui soit aussi une base du sens. Celles qui interviennent dans l’analyse d’un texte sont tout aussi arbitraires que la connexion entre le signifiant et son référent. La notion de lexia proposée par Roland Barthes indiquait avant tout l’abandon de la recherche d’une unité fondamentale de sens. Projet d’emblée voué à l’échec, dans la mesure où le langage était le seul outil disponible pour développer un méta-langage. Autant vouloir manger de la soupe avec de la soupe. Le texte en soi est fluide – même si le jeu de langage de l’idéologie peut donner l’illusion d’une stabilité, créant un blocage par manipulation des questions irrésolues de la vie quotidienne. En conséquence, le principal objectif du plagiaire sera donc de restaurer la dynamique et la dérive instable du sens, en s’appropriant et en recombinant des fragments de culture. On peut ainsi produire du sens, sans qu’il soit préalablement associé à un objet ou à un ensemble d’objets.

Marcel Duchamp est l’un des premiers à avoir compris le pouvoir de la recombinatoire ; avec sa série des ready-mades, il a été le premier à donner forme à cette nouvelle esthétique. Duchamp a pris des objets auxquels il était « visuellement indifférent » et il les a recontextualisés de manière à en détourner le sens. En sortant, par exemple, l’urinoir des toilettes, en le signant et en le plaçant sur un piédestal dans une galerie d’art, il a fait dévier l’interprétation en apparence exhaustive et fonctionnelle de l’objet. Même si le sens premier ne disparaît pas totalement, il se trouve brusquement associé à une autre possibilité – sa signification en tant qu’objet d’art. Le problème de l’instabilité s’est accru lorsqu’on a soulevé la question de l’origine : l’objet n’était pas fabriqué par l’artiste, mais par une machine. Que le spectateur ait ou n’ait pas accepté d’autres interprétations quant à la fonction de l’artiste et à l’authenticité d’un objet d’art, l’urinoir exposé dans une galerie a provoqué un moment de doute et de réévaluation. Ce jeu conceptuel a fait de nombreux adeptes durant le vingtième siècle, parfois avec des objectifs bien étriqués, comme les combinaisons de Rauschenberg – conçues simplement pour attaquer l’hégémonie culturelle de Clement Greenberg – parfois pour promouvoir une restructuration politique et culturelle à grande échelle, comme ce fut le cas des Situationnistes. Dans tous les cas, les plagiaires ont œuvré pour l’ouverture du sens par l’injection du scepticisme dans la culture-texte.

On assiste, là aussi, à l’échec de l’essentialisme romantique. L’objet supposé transcendantal n’échappe pas non plus à la critique des sceptiques. La notion du ready-made inversé de Duchamp (détourner un tableau de Rembrandt en table à repasser) suggère que l’objet d’art ainsi distingué tire sa puissance d’un processus de légitimation historique profondément enraciné dans les institutions de la culture de l’Occident, et non du fait d’être le passage obligé vers les hauteurs de la transcendance. L’idée n’est pas de nier les possibilités de l’expérience transcendantale, mais d’affirmer simplement qu’elle n’existe pas ; elle est pré-linguistique et, de fait, reléguée dans les sphères intimes de la subjectivité individuelle. Une société où la division du travail est complexe a besoin d’une rationalisation du processus institutionnel, qui à son tour dépossède l’individu d’un moyen de partager l’expérience non rationnelle. Au contraire des sociétés où la division du travail est simple et le vécu d’un des membres est semblable à celui de son voisin (une aliénation minimale), l’expérience du spécialiste n’a rien de commun avec celle des autres spécialistes. Par conséquent, la communication a avant tout une fonction instrumentale.

Le plagiat s’est historiquement refusé à privilégier un texte quelconque par des mythes légitimants, qu’ils soient spirituels, scientifiques ou autres. Le plagiaire voit tous les objets à l’identique et, de ce fait, il horizontalise le plan du phénomène. Tous les textes sont potentiellement utilisables et réutilisables. C’est en cela que réside l’épistémologie de l’anarchie ; le plagiaire s’y réfère pour discuter le fait que si la science, la religion ou toute autre institution sociale exclut la certitude de la sphère privée, alors il vaut mieux doter la conscience du maximum de catégories d’interprétations possible. La tyrannie des paradigmes peut avoir des conséquences bénéfiques (une plus grande efficacité du paradigme lui-même par exemple), mais la répression coûte trop cher aux individus (exclusion des autres modes de pensée et réduction des possibilités d’invention). Mieux vaut dériver dans les séquences de signes, qu’être mené par elles, et choisir l’interprétation la plus adaptée aux conditions sociales d’une situation donnée.

Il faut mélanger diverses techniques de cut-up afin de répondre à l’omniprésence des émetteurs qui nous abreuvent de leurs discours moribonds (les médias de masse, la publicité etc.). Il faut dé-chaîner les codes – pas, encore, le sujet – de façon à ce que quelque chose puisse éclore, s’échapper : les mots entre les lignes, les obsessions personnelles. Une autre forme de mots est née, qui échappe au totalitarisme des médias, mais en absorbe la puissance pour la retourner contre ses anciens maîtres.

La production culturelle, littéraire ou autre, est traditionnellement un processus lent et pénible. En peinture, sculpture, ou dans l’écriture, la technologie a toujours été primitive. Pinceaux, burins et marteaux, plume et papier, imprimerie même, ne se prêtent pas à la production rapide et à la grande distribution. Le délai entre production et diffusion peut sembler insupportablement long. Comparés aux œuvres électroniques, les livres d’art et l’art visuel traditionnel souffrent encore énormément de ce problème. Avant que la technologie électronique ne domine, les textes eux-mêmes se définissaient assez clairement comme des œuvres individuelles. Les fragments culturels étaient perçus comme des unités indépendantes, dans la mesure où leur influence s’étendait suffisamment lentement pour permettre le développement méthodique d’un argument ou d’une esthétique. On pouvait maintenir les frontières entre les disciplines et les écoles de pensée. La connaissance était considérée comme finie et, donc, facile à contrôler. Au dix-neuvième siècle, les nouvelles technologies se mirent à accroître la vitesse du développement culturel, et cet ordre traditionnel se délita. Durant la Guerre Civile américaine, Lincoln était assis devant son poste de télégraphe, attendant impatiemment les rapports de ses généraux au front. Il n’avait aucune indulgence pour la rhétorique surannée du passé et exigeait de ses officiers une économie de langage efficiente. On n’avait plus le temps pour les ambiguïtés traditionnelles de l’essayiste élégant. Depuis, la vitesse culturelle et l’information se sont accrues à un rythme exponentiel, déclenchant une véritable panique de l’information. Celle-ci doit être produite et diffusée en temps réel, sans délai, ni pause. À cette demande, la techno-culture a répondu par les bases de données et les réseaux électroniques où l’information circule à la vitesse de l’éclair.

Dans ces conditions, le plagiat répond aux besoins de l’économie de la représentation, sans en étouffer l’invention. Si celle-ci se manifeste lorsqu’émerge une perception ou une idée nouvelle – par l’intersection d’au moins deux systèmes formellement disparates –, alors les méthodologies recombinantes sont souhaitables. C’est en cela que le plagiat va au-delà du nihilisme. Il ne se contente pas d’injecter du scepticisme pour contribuer à la destruction des systèmes totalitaires qui freinent l’invention ; il participe à l’invention et, de fait, il est également productif. Le génie d’un inventeur comme Léonard de Vinci tenait à sa capacité de recombiner les systèmes alors séparés de la biologie, des mathématiques, de l’ingénierie et de l’art. Il n’était pas tant un créateur qu’un synthétiseur. Il y a peu d’exemples de tels individus dans l’histoire, car les mémoires biologiques sont rarement capables de retenir autant de données. Aujourd’hui, cependant, l’ordinateur facilite la technologie de la recombinatoire. Le problème des futurs producteurs culturels est d’avoir accès à cette technologie et à l’information. En fin de compte, l’accès est le plus précieux de tous les privilèges ; il est donc strictement gardé. Ce qui nous amène à nous demander en retour si, pour être un bon plagiaire, il ne faut pas être aussi un bon hacker.

Des écrivains très sérieux refusent de s’ouvrir aux possibilités de la technologie. Je n’ai jamais pu comprendre ce type de peur. Nombre d’entre eux redoutent d’utiliser un magnétophone, et l’idée de se servir d’un quelconque outil électronique à des fins littéraires ou artistiques est, à leurs yeux, une forme de sacrilège. Dans une certaine mesure, un peu de technologie est passée à travers les mailles du filet et elle est tombée aux mains de quelques bienheureux. Le meilleur exemple en est l’ordinateur personnel et le caméscope. On a développé des programmes d’hypertexte et de traitement d’images pour accompagner ces objets de consommation et les rendre plus versatiles – des programmes conçus pour faciliter la recombinatoire. Le rêve du plagiaire est de pouvoir, par des commandes simples, accéder au texte, le déplacer et le recombiner. Il se peut que le plagiat appartienne de plein droit à la culture post-livresque, car il aura fallu l’avènement de cette société pour expliciter ce que la culture du livre, avec ses génies et ses auteurs, a toujours caché : l’information est plus utile quand elle interagit avec d’autres informations, que lorsqu’elle est déifiée et présentée dans le vide.

La recherche de nouveaux modes de recombination de l’information a été le propre du vingtième siècle, même si elle est restée le fait d’un petit nombre. En 1945, dans un article de l’Atlantic Monthly, Vannevar Bush, ex-conseiller scientifique de Franklin D. Roosevelt, a proposé une nouvelle organisation de l’information. À cette époque, l’informatique en était à ses débuts et on n’avait pas encore conscience de ses véritables capacités. Bush eut pourtant la vision d’un système qu’il appela le Memex. Selon lui, il fallait le fonder sur un stockage sur microfilms et sur un dispositif permettant à l’utilisateur de sélectionner et d’afficher la section de son choix, l’autorisant ainsi à se déplacer librement, sans corrélation préalable, de fragment d’information en fragment d’information. Il était impossible à l’époque de fabriquer le Memex, mais avec l’évolution de l’informatique, son idée s’avéra pleine de sens pratique. Vers 1960, Theodor Nelson, qui commençait à étudier la programmation à l’Université, parvint à ce résultat :

Après des mois, je réalisai que les programmeurs structuraient leurs données hiérarchiquement, bien qu’ils ne fussent pas tenus de le faire. Je commençai à voir l’ordinateur comme le lieu idéal d’interconection des données accessibles à l’homme. Je compris que l’écriture n’avait pas à être séquentielle, et que non seulement les livres et les magazines de demain seraient sur écrans (des terminaux à tube cathodique), mais qu’ils pourraient tous être connectés les uns aux autres dans toutes les directions. Je commençai aussitôt à travailler sur un programme (écrit en langage 7090 Assembleur) pour développer ces idées.

L’idée de Nelson, qu’il baptisa hypertexte, ne fit pas d’adeptes au début ; mais vers 1968, son utilité devint évidente pour certaines personnes au gouvernement et dans l’industrie de la défense. Un autre pionnier de l’informatique, Douglas Englebart, au crédit duquel on porta de nombreuses avancées dans l’usage de l’ordinateur (comme le développement de l’interface Macintosh et Windows), développa un prototype. Son système, nommé Augment, fut mis à contribution pour organiser le réseau de recherche du gouvernement, ARPAnet ; McDonnell Douglas, le contracteur de la défense, l’utilisa pour améliorer la coordination de projets au sein des groupes de travail techniques, comme la conception d’avion :

Toutes les communications sont automatiquement implémentées dans la base d’information d’Augment et liées, si nécessaire, à d’autres documents. Un ingénieur peut, par exemple, utiliser Augment pour écrire et délivrer électroniquement un plan de travail aux autres membres du groupe. Ceux-ci peuvent alors étudier le document, ajouter des commentaires liés à l’original, et créer le cas échéant une “mémoire du groupe” des décisions prises. Les facultés puissantes de linkage d’Augment, permettent aux utilisateurs de retrouver très rapidement de l’information, même ancienne, sans se perdre ni être submergés par des détails.

L’informatique a été améliorée en permanence et – comme tant d’autres avancées technologiques aux États-Unis – après avoir été exploitée dans ses moindres détails par l’armée et les services secrets, elle a pu faire accessoirement l’objet d’une exploitation commerciale. Certes, le développement des micro-processeurs et de la micro-informatique grand public ont immédiatement créé le besoin de logiciels qui faciliteraient la gestion d’une masse toujours croissante d’information, en particulier textuelle. La première application humaniste de l’hypertexte vient probablement du domaine éducatif. De nos jours, l’hypertexte et l’hypermédia (qui ajoute les images graphiques à la gamme des interconnections possibles) restent les outils privilégiés de la création industrielle et de l’éducation.

Une expérience intéressante à cet égard a été mise en œuvre en 1975 par Robert Scholes et Andries Van Dam à l’Université de Brown. Scholes, professeur d’anglais, fut contacté par Van Dam, qui enseignait l’informatique.Celui-ci souhaitait savoir si certaines disciplines des sciences humaines pouvaient bénéficier de ce que l’on appelait à l’époque un éditeur de texte (aujourd’hui traitement de texte) doté de fonctions hypertextes. Scholes et deux assistants constituèrent un groupe de travail et furent particulièrement impressionnés par un aspect du programme : ils pouvaient lire tous les éléments liés à un texte sur un mode non linéaire. Un hypertexte est donc clairement perçu comme un réseau d’éléments interconnectés. Cette description suggère un parallèle bien précis entre la conception de la culture-texte et celle de l’hypertexte.

L’une des facettes les plus importantes de la littérature (et aussi la plus difficile à interpréter) est sa nature réflexive. En se référant à ce corps global de matériaux poétiques, dont chaque poème particulier est un petit segment, les poèmes personnels gagnent constamment en sens – souvent par le biais d’allusions directes ou de re-utilisation des motifs traditionnels et des conventions, parfois par des moyens plus subtils comme le développement de genre et l’extension ou la référence biographique.

Il leur aurait été facile d’assembler une base de données hypertextuelle de matériaux poétiques, mais Scholes et son groupe étaient plus intéressés par l’interactivité – c’est-à-dire qu’ils voulaient construire un “texte commun”, contenant non seulement la poésie, mais aussi les commentaires et les interprétations des étudiants. De cette manière, chaque étudiant pouvait lire un ouvrage et y attacher des “notes” d’observation. Le “texte étendu” ainsi obtenu pouvait être lu et implémenté sur un terminal doté d’un écran divisé en quatre parties. Le poème s’affichait dans l’une des zones (nommées fenêtres) et les éléments liés dans les trois autres fenêtres, selon un ordre choisi.Ceci renforce très nettement la tendance à la lecture non linéaire. Chaque étudiant apprenait ainsi à lire une œuvre comme si elle existait réellement, non pas “dans le vide” mais plutôt comme le point de départ d’un corpus de documents et d’idées se révélant progressivement.

L’hypertexte est semblable à certaines formes de discours littéraire. Dès ses débuts, on l’a défini sommairement comme un texte multidimensionnel, proche de ce que peut être l’article standard d’un chercheur en sciences humaines ou en philosophie, parce qu’il fait appel aux mêmes systèmes conceptuels, tels que les notes de bas de page, les annotations, les citations et allusions à d’autres ouvrages, etc. Malheureusement, les conventions de la lecture et de l’écriture linéaires, la physicalité de la double page et la nécessité de les relier en une séquence unique, a sérieusement limité le véritable potentiel de ce type de texte. L’un des problèmes est que le lecteur est souvent obligé de chercher l’information corrélée dans le texte (ou de poser le livre pour la chercher ailleurs). Procédé qui prend du temps et distrait le lecteur ; au lieu de se déplacer facilement et instantanément dans des zones d’archivage éloignées ou inaccessibles, il doit lutter contre des nombreux obstacles physiques. L’avènement de l’hypertexte a permis un déplacement rapide et flexible dans l’espace de l’information, enfin en adéquation avec le fonctionnement de l’intellect humain, et à un degré que ne permettaient pas le livre et la lecture séquentielle.

Le texte recombinant sous forme hypertextuelle témoigne de l’émergence de la perception de constellations textuelles, toujours/déjà, novas en explosion. Dans cette lumière étrange le biomorphe des auteurs se consume [2].

Il faut rendre grâce à Barthes et Foucault d’avoir théorisé la mort de l’auteur ; cependant, pour le technocrate qui recombine et implémente de l’information sur son ordinateur ou sa console vidéo, l’auteur absent est davantage une histoire de vie quotidienne. Il/elle vit dans le rêve d’un capitalisme toujours désireux de perfectionner sa production. La notion japonaise de « livraison just in time » (en flux tendus), où les unités à assembler sont livrées sur demande à la chaîne d’assemblage, était la première étape de la rationalisation des tâches de montage. Il n’y a pas de capital sédentaire dans un tel système, mais un flux constant de marchandises brutes livrées au distributeur au moment précis où le consommateur en a besoin. Le système nomade élimine les empilements de biens (il y a encore des temps morts ; le japonais, lui, les a réduit à une poignée d’heures et vise les quelques minutes). Ainsi, production, distribution et consommation ont implosé en un seul et même acte, sans commencement ni fin, une simple circulation ininterrompue. De la même façon, un flot ininterrompu de textes inonde les réseaux électroniques. Dans cette société de la vitesse, il n’y a plus place pour les délais caractéristiques des unités discontinues. De ce fait, la notion d’origine disparaît de la réalité électronique. La production de texte présuppose l’immédiateté de sa diffusion, de sa consommation et de sa révision. Tous ceux qui participent au réseau participent aussi à l’interprétation et à la mutation du flux textuel. Le concept d’auteur n’est pas mort, il a simplement cessé de fonctionner. L’auteur est devenu un ensemble abstrait qui ne peut être réduit à la biologie ou à la psychologie de l’individu. Évidemment, un tel constat prend des allures apocalyptiques – la peur que l’humanité ne s’égare dans le flux textuel. Se pourrait-il que les humains ne soient pas capables de prendre part à l’hypervitesse ? On peut rétorquer que de tout temps, les humains, ensemble ou individuellement, n’ont jamais su prendre part à la production culturelle. Aujourd’hui au moins, il y a une potentialité de démocratie culturelle plus élevée. Le bio-génie solitaire n’a plus à remplacer l’humanité à lui tout seul. Le véritable enjeu est toujours le même : la nécessité d’accéder aux ressources culturelles.

Les découvertes de l’art et de la critique post-moderne relatives aux structures analogiques des images démontrent que lorsque deux objets sont mis en présence, quelqu’éloignés que soient leurs contextes, une relation s’établit. Se restreindre soi-même à une mise en relation personnelle de mots est une pure convention. La somme de deux expressions indépendantes dépasse la somme des éléments originaux et produit une organisation synthétique au potentiel supérieur [3].

Le livre n’a nullement disparu. L’industrie de l’édition résiste toujours à l’émergence du texte recombinant et s’oppose à l’accélération de la culture. Afin d’assurer sa survie, elle s’est installée dans l’interstice entre production et consommation de textes. Si on autorise un accroissement de la vitesse, le livre est condamné, et, avec lui, ses compagnons de la Renaissance, la peinture et la sculpture. C’est pourquoi l’industrie a si peur du texte recombinant. Une telle œuvre comble le vide entre production et consommation, et ouvre le marché à tous ceux qui ne sont pas des célébrités littéraires. Si l’industrie ne peut plus s’appuyer sur le spectacle de l’originalité et de l’unicité pour différencier ses produits, sa rentabilité s’écroule. Par conséquent, elle avance en traînant des pieds, mettant des années à publier des informations qu’on voudrait immédiates. Mais, étrange ironie de la situation, pour réduire la vitesse, elle est également obligée de participer à l’urgence sous sa forme la plus intense, celle du spectacle. Elle doit se réclamer de la “qualité” et des “standards”, elle doit inventer des célébrités. De tels efforts impliquent une publicité immédiate – c’est-à-dire une pleine participation au simulacre qui sera sa propre perte.

Du point de vue quotidien du bureaucrate, l’auteur est bel et bien vivant. Il/elle peut être vu(e), touché(e) et sa signature sur la couverture des livres et des magazines témoigne de son existence. À une telle évidence, la théorie répond par une maxime : la signification d’un texte donné découle exclusivement de sa relation à d’autres textes. Ces textes dépendent de ce qu’il y avait avant eux, du contexte dans lequel ils se trouvent et de la capacité d’interprétation du lecteur. Cet argument n’a bien sûr aucun poids pour les segments sociaux pris dans l’interstice culturel. Tant que ce sera le cas, on n’accordera aucune légitimation historique aux producteurs de textes recombinants, toujours suspects aux yeux des gardiens de la “haute” culture.

Prenez vos propres mots, ou les mots supposés être “les mots mêmes” d’un individu quelconque mort ou vivant. Vous verrez vite que ces mots n’appartiennent à personne. Les mots ont une vitalité propre. Les poètes sont supposés les libérer – non pas les enchaîner à des phrases. Les poètes n’ont pas de mots “qui leur soient propres”. Les mots n’appartiennent pas aux écrivains. Depuis quand seraient-ils la propriété de quiconque ? “Vos propres mots”, vraiment ! et qui êtes-“vous” donc ?

Fin 60, début 70, l’invention du magnétoscope Portapak déclencha force spéculations chez les artistes radicaux des médias : dans un futur proche, chacun aurait accès à un tel équipement, ce qui provoquerait une révolution dans l’industrie de la télévision. Beaucoup espéraient que la vidéo devienne l’outil suprême d’un art démocratique distribué. Chaque foyer aurait son centre de production, et faire confiance aux réseaux de télévision pour être informé ne serait plus qu’une possibilité parmi d’autres. Une prophétie qui ne se réalisa malheureusement jamais. Démocratiquement parlant, la vidéo ne redistribua pas beaucoup plus les possibilités de production d’images que le film super 8, et n’eut que peu d’effet sur la diffusion. Hormis la vidéo domestique, elle est restée aux mains de l’élite technocratique, même si (comme dans toute classe), certains segments marginalisés ont résisté à l’industrie des médias et maintenu un programme de décentralisation.

La révolution vidéo a échouée pour deux raisons : un manque d’accessibilité et une absence de désir. Il est toujours aussi difficile d’avoir accès à l’équipement, en particulier à celui de post-production, et il n’y a pas de points de distribution hormis le réseau public local proposé en franchise par certaines télés câblées. Il a également été difficile de convaincre ceux qui n’appartenaient pas à la classe technocratique de vouloir faire quelque chose avec la vidéo, quand bien même avaient-ils accès au matériel. Fait compréhensible, quand on voit la quantité astronomique d’images offerte par les médias, il ne vient pas à l’idée d’en produire davantage. Les plagiaires contemporains sont justement en proie au même découragement. La potentialité à générer des textes recombinants de nos jours n’est précisément que potentielle. Elle a tout au plus une assise confortable, puisque l’ordinateur qui permet de produire ces textes a échappé aux technocrates et s’est répandu dans la classe bureaucratique ; pourtant, la production culturelle électronique n’a pas pris la forme démocratique qu’espéraient les plagiaires utopistes.

Les problèmes immédiats sont évidents. Le coût technologique d’un plagiat productif est encore trop élevé. Même si l’on opte pour le mode moins efficace du plagiat manuscrit, on a besoin de l’édition électronique pour le diffuser, puisqu’aucune maison d’édition ne l’acceptera. Pire encore, en général la population des États-Unis ne sait que recevoir de l’information, elle ne sait pas en produire. Dans le cadre de cette structure exclusive, la technologie, tout comme le désir et la capacité d’en user, reste centrée sur une économie utilitaire, où l’esthétique et les possibilités de résistance n’ont que peu d’importance.

À ces barrières évidentes, vient s’ajouter un problème plus insidieux émergeant de la schizophrénie sociale américaine. Alors que son système politique est théoriquement fondé sur les principes démocratiques d’inclusion, son système économique se fonde sur ceux de l’exclusion. Par conséquent, la superstructure culturelle, un luxe en soi, tend, elle aussi, vers l’exclusion. Un principe économique déterminant dans l’invention du copyright, qui n’a pas été conçu à l’origine pour protéger les auteurs, mais pour réduire la concurrence entre éditeurs. Le copyright apparut pour la première fois en Angleterre au dix-septième siècle ; son but était de préserver à perpétuité le droit exclusif des éditeurs eux-mêmes d’imprimer certains titres. Sous couvert, bien sûr, que toute œuvre littéraire formulée le soit dans un langage qui porte la marque de son auteur, et donc d’une propriété privée. Issu de cette mythologie, le copyright a fleuri dans le vieux capital, faisant jurisprudence dans le domaine de la privatisation d’une production culturelle, qu’il s’agisse d’une image, d’un mot ou d’un son. De ce fait, le plagiaire (même technocrate) est maintenu dans la marginalité, quel que soit l’effet inventif et efficace que puisse avoir sa méthodologie sur l’état de la technologie et de la connaissance.

À quoi bon sauver le langage, quand il n’y a plus rien à dire ?

L’époque actuelle nous oblige à repenser et à re-formuler la notion de plagiat. Sa fonction a trop longtemps été dévaluée par une idéologie qui n’a plus sa place dans la techno-culture. Laissons perdurer les notions romantiques d’original, de génie et d’auteur, mais comme éléments de la production culturelle, sans privilège particulier sur un autre élément tout aussi utile. Il est temps de nous servir ouvertement et audacieusement de la méthodologie de la recombinatoire, histoire d’être mieux en phase avec la technologie de notre temps.

SOURCES :

I.4 : Le théâtre recombinatoire... : Des extraits de ce chapitre ont été publiés initialement dans The Last Sex, M.& A.Kroker eds., St.Martins Press, 1993. Une autre traduction française partielle (par Frédéric Maurin) a paru dans Théâtre public, février 1996.

I.5 : Utopie du plagiat... : Une version de cet essai a paru dans Critical Issues in Electronic Media, Simon Penny ed.,New York, Suny Press, 1994.

Ont contribué (entre autres) à La condition virtuelle : Platon, Lucrèce, Plotin, Saint Augustin, Saint Thomas, Dante, Léonard de Vinci, Descartes, Milton, Voltaire, Hume, Schopenhauer, de Quincey, Kierkegaard, Nietzsche (deux fois), Huysmans, Freud, Heidegger.

P.-S.

Editions de l’éclat Collection Premiers secours - 1998
traduit de l’anglais par Christine Tréguier

Textes originaux publiés en 1994 et 1996 par [Autonomedia
sous les titres Electronic Disturbance
et Electronic civil disobedience and other unpopular ideas (quelques chapitres n’ont pas été traduits)

Selon les vœux des auteurs et de l’éditeur, ce livre peut être librement diffusé et cité. Ils souhaitent toutefois en être informés.

Il en va de même de cette traduction française après accord préalable de l’éditeur

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