L’ histoire commence en 1982, sur un forum de discussion Compuserve. Compuserve appartient au Reader Digest et à Ziff Davies. A ses débuts en 1980 le service se voulait généraliste, offrant des informations du genre réservations d’avion, bulletin météo et un "Centre Commercial Electronique », réduit à l’époque à une liste d’articles que l’on pouvait commander en ligne. Trois autres gros services en ligne venaient d’être lancés en l’espace d’un an. : The Source, Prodigy et America Online. Et tous témoignaient d’une chose : les marchands voyaient dans les utilisateurs d’ordinateurs et de modems un marché potentiel, qu’ils voulaient capter pour structurer un commerce d’un genre tout à fait nouveau. Aucun d’entre eux alors ne savait ce qu’était ce marché, ni où il se nichait, mais, si l’on en croit les articles du Wall Street Journal, ils étaient persuadés qu’il suivrait les traces de la télévision. Autrement dit les ordinateurs allaient devenir un média permettant de vendre des produits par l’image, une forme de télé-achat. Prodigy appliqua cette théorie en apposant des bandeaux publicitaires en bas de l’écran, le forum de discussion occupant la zone centrale.
Les financiers de The Source ont du pensé que les blablas sans fin n’étaient pas un sport américain et ils ne les autorisèrent pas. Pour Prodigy, comme pour The Source, l’objectif premier était de vendre. A l’instar des diffuseurs de télévision, ils mesuraient l’audience, et la revendaient ensuite aux fabricants, sous forme de groupes démographiques, sensibles à telle ou telle publicité. The Source fit gentiment faillite en 1986. Prodigy échappa au naufrage grâce aux forums de discussion. Et il devint clair que les services en ligne n’étaient pas là pour vendre des mesures d’audience aux marchands. Compuserve s’aperçut assez vite que ses abonnés appréciaient les conférences en ligne et les messageries - autrement dit la connectivité. Un observateur industriel le formula ainsi : " Les gens sont prêts à payer pour se connecter. Pour avoir la possibilité de communiquer." America Online, qui ne s’est jamais considéré comme un vendeur de produits, s’est d’emblée concentré sur les diverses formes de connectivité.
La plupart des messageries en ligne offrent maintenant ce qu’on appelle des forums, des espaces virtuels où plusieurs personnes interagissent simultanément en temps réel. Ces espaces sont très répandus sur Internet, et leur géographies parfois assez élaborées ; on appelle ça des "bidules à utilisateurs multiples". Les premiers du genre étaient les descendants directs des jeux de rôle, ou MPG, pratiqués dans la vraie vie.
Les jeux de rôle se sont développés au sein d’une communauté relativement réduite dont les membres partageaient un certain nombre de caractéristiques sociales. Premièrement, ils étaient presque tous membres de la Société pour l’Anachronisme Créatif, ou SAC, l’un des éléments moteurs des Fêtes de la Renaissance. La SAC sponsorise des tournois en atours et des banquets dans le plus pur style médiéval, soit 16 plats d’une richesse stupéfiante. Après avoir pris part à un de ces banquets, on comprend mieux pourquoi les gens mouraient jeunes au Moyen Age.
Les participants sont très attachés aux principes de la SAC. L’un d’entre eux est que les tournois doivent avoir lieu à la date prévue, qu’il pleuve ou qu’il vente. En Californie, où vivent de nombreux membres de la SAC, la chose comporte certains risques. C’est finalement assez peu excitant de regarder deux hommes adultes en armure, essayant de se flanquer une dérouillée à coups d’épée de bois, gesticuler sous une pluie battante et se vautrer dans la boue jusqu’aux genoux.. Cette phase de mes recherches m’a donné un aperçu de ce que pouvait ressentir un anthropologiste formé traditionnellement et finalement envoyé dans une quelconque île paumée où il doit se débattre sur le terrain, entre un sac de couchage détrempé, des parasites qui le paralysent et la torture de la dysenterie quotidienne.
Deuxièmement, bon nombre de ceux qui font partie de la SAC se considèrent aussi comme appartenant à ce que l’on nomme parfois le mouvement néo-paganiste. Et troisièmement, la plupart de ceux qui participent aux évènements de la SAC et qui appartiennent à ce mouvement néo-paganiste sont également des programmeurs, en particulier les californiens.
A l’origine les MPG semblaient être le moyen qu’avaient trouvé les membres de la SAC pour prolonger leurs jeux fantaisistes entre les tournois. Les jeux de rôle sont par ailleurs bien moins onéreux et bien plus efficaces que les tournois en terme d’énergie. Ils ont un énorme impact sur les participants, pas de limites dans le temps et ne peuvent que s’améliorer avec l’imagination des joueurs. Certaines parties ont duré des années, les participants se rencontrant tous les mois pendant plusieurs jours d’affilée pour jouer, manger, dormir et déféquer, chacun dans son rôle. Pour certains, le jeu a considérablement plus d’attrait que la réalité. Il exprime la parfaite nostalgie d’un temps où les rôles étaient clairement définis, les peuples vivaient plus près de la nature, la vie était plus simple, plus magique, un temps où il se passait quelque chose, et où l’aventure était encore possible. Même si ils sont conscients, dans une certaine mesure, que leur vision Arthurienne du Moyen Age est tout ce qu’il y a de bidon, ils n’ont nullement l’intention de laisser la réalité tempérer leur enthousiasme.
Le premier MPG fut publié en 1972, sous la forme d’un ensemble de règles et de description de personnages ; on le nomma, fort à propos, Dongeons & Dragons. C’était vraiment une extension du MPG dans le monde du texte, et elle devint vite connue sous le nom de D&D. D&D utilisait un ensemble de règles, inventées par le concepteur de jeux Steve Jackson ; baptisé Système Générique Universel de Jeu de Rôle ou GURPS il permettait de construire les personnages ; il y avait également des livres volumineux contenant des listes d’attributs, d’armes et de pouvoirs. Un Maître du Dongeon désigné faisait office d’arbitre en cas de disputes et de pronostiqueur ; il avait une influence considérable sur la progression du jeu ; un bon Maitre du Dongeon, c’est comme une bonne toupie c’est difficile à trouver, et ça s’apprécie.
Les premiers modems 120 et 300 bauds furent disponibles à la mi-70 et virtuellement à l’instant où ils le devinrent, les programmeurs de la communauté D&D commencèrent à développer des versions pour jouer en réseau. Les premiers systèmes en ligne tournaient sur de petits ordinateurs personnels (le tout premier fut développé sur Apple II). En raison des difficultés liées à l’écriture des systèmes d’opérations multi-tâches, lesquels permettent à plusieurs personnes de se connecter simultanément, les premiers systèmes étaient bridés par le temps ; c’est à dire qu’une seule personne à la fois était en ligne, ce qui empêchait toute interaction simultanée en temps réel. Le jeu en ligne à succès fut Les Mines de Moria. Le programme contenait l’essentiel des éléments que l’on trouve encore aujourd’hui dans les RPG en ligne : les Quêtes, les Monstres Redoutables, le Trésor, les Sorciers, les Labyrinthes Tortueux, les Vastes Châteaux, et, le système étant écrit par de jeunes mâles hétérosexuels, la Damoiselle en Détresse de circonstance.
Lorsque Internet succéda à ARPANET, incarnation précoce et plus confidentielle du réseau, davantage de gens eurent accès aux systèmes multi-tâches. ARPANET avait été conçu autour de systèmes comme le UNIX des Laboratoires Bell et disposait de protocoles intégrés de transmission par paquets ; ceux-ci permettaient à plusieurs utilisateurs de se connecter à partir de lieux distants. Les premiers environnements sociaux pour utilisateurs multiples furent écrits au début des années quatre vingt ; compte tenu de leur origine, on les appela Dongeons pour utilisateurs multiples, ou MUDs. MUDs. Au milieu des années quatre vingt, lorsque les universitaires en place et les officiers de carrière qui supervisaient en réalité le fonctionnement des grands systèmes les remarquèrent, ils prirent offense de ce détournement cavalier de leurs équipements. Dans un effort pour se débarrasser de la sulfureuse odeur de jeu qui collait au mot Dongeon, les auteurs de MUDs tentèrent une diversion et renommèrent leurs systèmes Domaines Multi-utilisateurs. Ce qui n’impressionna nullement les administrateurs systèmes. Plus tard, ces environnements prirent le noms de MUSEs (Environnement Sociaux Multi-utilisateurs), MUSHes (Hôte Social pour Multi-utilisateurs), MUCKs et MOOs (MUD Orienté-Objet). Tous sont à peu près identiques, à l’exception du MOO qui a recours à une méthode différente et plus flexible pour créer des objets à l’intérieur d’une simulation. A la différence des MUDs, les objets et les attributs d’un MOO sont permanents ; si le MOO tombe en panne, tout est encore en place lorsqu’il est remis en fonction. Une propriété non négligeable pour de grands systèmes comme Habitat de Fujistsu, et pour de plus petits contenant beaucoup d’objets comme le MediaMOO du MIT MediaLab et le PointMOO du ACTLab de l’Université du Texas.
Les environnements sociaux pour utilisateurs multiples écrits pour les grands systèmes payants d’entreprises sont des avatars de cette sous-culture . Ils ne contiennent aucun objet et il n’est pas possible d’en construire. Totalement expurgés, ils se réduisent à de simples espaces vides à l’intérieur desquels ont lieu les interactions. Ce sont les Motel 6 des systèmes virtuels. Le forum CB de Compuserve est un environnement de ce type.
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C’est sur Compuserve, qu’un beau jour de 1982, un psychiatre new-yorkais du nom de Sanford Lewin ouvrit un acompte.
Sur les messageries, et en particulier sur les forums temps réel comme CB, la coutume veut que l’on prenne un nom de réseau ou "pseudo" sans rapport avec le nom "réel" qui lui n’est pas révélé par Compuserve. Il est cependant fréquent que les participants à ces rencontres virtuelles choisissent des pseudos révélant en partie leur personnalité, réelle ou imaginaire. Lewin, pensant à sa profession, prit celui de "Docteur".
Il ne semble pas lui être venu à l’esprit que le terme était sexuellement neutre...jusqu’à un certain jour, peu de temps après sa première connexion . Il avait prit part à une discussion générale, dans un espace public, puis avait engagé une conversation passionnante avec une femme et tous deux avaient décidé de passer en mode privé pour quelques minutes. Deux personnes conversant en mode privé s’"entendent" mutuellement, mais ceux qui sont dans le voisinage ne les "entendent" pas. Ils étaient donc en conversation privée depuis quelques minutes, quand Lewin réalisa qu’elle était profondément différente de toutes celles qu’il avait pu avoir jusque là. Pour une raison ou pour une autre, la femme à qui il parlait l’avait pris pour une femme psychiatre. Lors de ses conversations avec des femmes, mêmes les plus personnelles, il avait toujours eu la sensation que quelque chose, une connexion essentielle, manquait. Il comprit soudain pourquoi. Jamais il n’avait eu un échange aussi profond, aussi ouvert. " J’étais stupéfait par ce mode conversationnel, dira-t-il plus tard. J’ignorais que les femmes parlaient ainsi entre elles. Il y avait tellement plus de vulnérabilité, de profondeur, de complexité. Et je me disais : voilà un moyen formidable d’aider les gens, en les saisissant au moment où ils abaissent leur défenses habituelles et où ils sont plus aptes à entendre ce qu’ils ont besoin d’entendre."
Lewin réfléchit ou prétendit avoir réfléchi : si les femmes étaient prêtes à laisser tomber les barrières conversationnelles dans un forum, alors lui, psychiatre, pouvait se servir du forum pour faire du bien. La stratégie évidente du pseudo sexuellement neutre de "Docteur" n’était plus une bonne approche. Il était, semble-t-il, fasciné par l’idée d’interagir avec des femmes en tant que femme, et non de se dissimuler derrière un personnage féminin. Il voulait devenir un personnage féminin jusqu’à pouvoir ressentir la profondeur, l’essence de « l’être femme ». A ce stade, son histoire en ligne prit une autre tournure.
Il ouvrit une deuxième acompte sur Compuserve sous le nom de Julie Graham. Il passa énormément de temps à mettre au point le personnage Julie. Il lui fallait quelqu’un qui fonctionnerait pleinement en ligne, mais serait inaccessible hors-ligne, son identité réelle devant rester secrète. Il construisit donc une histoire élaborée et complexe autour de Julie. Comme il n’avait pas une grande expérience de la création de personnage, il subsistait ça et là quelques inconsistances mineures, des indices, qui plus tard mettront la puce à l’oreille de certains. Mais, ce sont finalement les consistances, plus que les inconsistances de son histoire, qui ont attiré des problèmes à Julie - cette vie que Lewin lui avait fabriqué et qui ressemblait à un livre d’images.
Julie se connecta pour la première fois en 1982, et se présenta comme une neuropsychiatre new-yorkaise, victime d’un grave accident de voiture provoqué par un conducteur ivre. Son petit ami était mort. Depuis, elle souffrait de lésions neurologiques à la tête et à la colonne vertébrale, en particulier dans la zone de Broca qui contrôle la parole. L’accident l’avait laissée muette et paraplégique. Son visage aussi avait été très gravement touché et la chirurgie plastique avait échoué à lui redonner une figure décente. Elle se refusait donc à rencontrer les gens. Elle vivait recluse, rongée par l’amertume, renonçant peu à peu à la vie et envisageant sérieusement le suicide. Jusqu’à ce qu’un ami lui offre un petit ordinateur et un modem et qu’elle découvre Compuserve.
Les premiers temps sa présence en ligne était discrète. Puis sa personnalité s’épanouit. Elle se mit à raconter combien sa vie avait changé, et comment l’interaction avec d’autres femmes sur le réseau l’aidait à reconsidérer sa situation. Elle cessa de penser au suicide et se mit à faire des projets. Elle vivait seule et était sans emploi, mais un héritage lui assurait un petit revenu et un confort matériel minimum. En bonne athée, elle aimait attaquer la religion établie ; elle fumait du shit et était parfois passablement défoncée lorsqu’elle se connectait tard la nuit ; elle abordait de temps en temps le sujet de sa bisexualité avec ses interlocuteurs hommes et femmes. A dire vrai, le temps passant, elle devint sexuellement extravagante, poussant nombre de ses amis à avoir des relations sexuelles en réseau avec elle.
A cette période, Julie changea de pseudonyme, comme pour célébrer son retour à une vie sociale, sur le réseau au moins. Elle protégeait toujours férocement son intimité : elle avait trop honte de son visage défiguré et de son incapacité à s’exprimer et préférait s’en tenir à son personnage en ligne. Les participants du forum organisaient occasionnellement des soirées ; ceux qui habitaient à distance géographique raisonnable s’y retrouvaient pour socialiser sur le mode biologique. Julie les évitait avec assiduité. Par contre, elle exagéra encore un peu plus son profil social. Elle saluait habituellement les gens par un grand "HI !!!!!!!!!!!!!!!!" enthousiaste.
Julie lança un groupe de discussion féminin sur Compuserve. Elle eut aussi de longs échanges avec des femmes extérieures à ce groupe, et toutes apprécièrent ses conseils et son aide. Le temps passant, certaines lui confièrent leurs déprimes et leurs idées de suicide ; elle leur parla de ses propres démêlés avec le suicide, et les convainquit de voir la vie sous un jour plus positif. Elle épaula également quelques femmes dépendantes de la drogue ou de médicaments. Une femme âgée lui avoua son désir de retourner au collège et sa peur d’être rejetée ; Julie la poussa à le faire elle l’aida à rédiger plusieurs articles (dont un sur les Personnalités Multiples) ; Elle se comporta dans l’ensemble comme une conseillère pleine de sagesse et une sœur attentive.
Elle considéra également qu’il était de son devoir de démasquer les simulateurs, en particulier les hommes se faisaient passer pour des femmes. Comme le souligna Van Gelder dans son étude du cas, Julie n’hésitait pas à avertir les femmes des dangers d’abaisser leur garde sur le réseau. Van Gelder cite ses propos "N’oubliez pas de faire attention" , "Les choses ne sont pas toujours comme elles en ont l’air".
Il y a là un sujet sous-jacent, en rapport avec que j’ai appelé la personna en ligne. Il est clair que nous changeons tous sans arrêt de personna pour nous adapter à la situation sociale. Mais dans le cas d’une personna en ligne, l’acte est beaucoup plus intentionnel. Néanmoins le diktat sociétal selon lequel nous avons été élevés veut qu’ existe une personna première, une "identité vraie". Dans le monde hors-ligne - le "monde réel" - cette personna est étroitement liée à un corps physique unique, qui détermine notre existence en tant qu’être social et dans lequel elle se fonde. Cette relation "correcte" entre corps et personna semble remonter à l’époque des Lumières, à ce moment culturel qui donna naissance à ce que nous aimons appeler le sujet souverain. Certes, si on remonte dans le passé, il ne manque pas d’exemples traduisant une perception du corps allant au-delà de la simple chair. Quelque chose s’apparentant à l’âme impalpable ou à une manifestation similaire – une entité qui porte en soi le siège de la conscience, et qui ne peut normalement se détacher du corps qu’après la mort. Pour beaucoup, malgré tout, l’âme ou son avatar impalpable se libère couramment du corps pour voyager, et une certaine énergie est consacrée à gérer les effets de ces voyages. L’idée occidentale, selon laquelle le corps et le sujet sont inséparables est la noble traduction d’un voeu pieux - une volonté d’expliquer que la subjectivité ego-centrée finit avec le substrat et de renforcer cette notion de fin. Récemment la science fiction a tenté de repenser cette relation ; citons notamment l’oeuvre de John Varley, à qui l’on doit quelques tentatives sérieuses de reconstruction d’une phénoménologie du soi (voir Varley 1986).
Julie entreprit également d’assouvir sa rage contre les conducteurs ivres ; elle se porta volontaire pour accompagner les patrouilles de police. Sa formation de neuropsychiatre lui permettait de très vite repérer les conduites fantasques, et son corps paralysé était la terrible démonstration des conséquences d’un tel acte. Au cours d’un de ces raids, elle rencontra un jeune policier nommé John. Son handicap, son visage défiguré, il s’en moquait complètement. Ce fut le coup de foudre. Peu de temps après, il lui fit sa demande en mariage. Dès que Julie eut convaincu la mère de John (elle lui avait dit qu’il "gâchait sa vie en épousant une infirme"), ils organisèrent une joyeuse cérémonie de mariage. A une vraie réception, ils préférèrent une réception en ligne, et leurs amis vinrent de tout le pays trinquer à distance avec eux. Ils annoncèrent leur intention de partir en lune de miel dans les îles grecques, et bientôt de vraies cartes postales arrivèrent dans les boites aux lettres.
Julie eut très vite une vie professionnelle florissante. Elle se mit à participer à des conférences et à donner des lectures dans tous les Etats Unis, et jusqu’en Europe. Il y avait bien sur des problèmes, mais John était la quintessence du mari aimant, prenant soin d’elle, la maternant. Sa nouvelle popularité dans le circuit des conférences leur donna l’occasion de visiter des lieux exotiques. Ils partaient en safari et sa chaise roulante ne passait pas à certains endroits, il la portait, tout simplement. Chez eux, il était fréquemment de garde le soir, et Julie avait tout le temps de se consacrer à ses amis du réseau. A l’occasion, il prenait le clavier et échangeait quelques mots avec eux.
Julie se mit à parler de devenir professeur de collège. Elle pensait parvenir à dépasser son handicap en utilisant un ordinateur pour communiquer avec la classe. En le connectant à un grand écran elle pourrait "parler" à ses étudiants. Tandis qu’elle préparait sa nouvelle carrière, John était toujours là, attentif et aimant.
C’est l’époque où les amis de Julie commencèrent à avoir des doutes. Dans toutes ces conférences, elle ne pouvait que rencontrer ses collègues. Pendant leurs voyages exotiques, quantité de gens l’avaient croisée. On aurait dit que seuls ses amis du réseau ne la voyaient jamais. Pour eux, elle restait totalement et irrémédiablement invisible. Les contradictions étaient trop nombreuses. Et ce sont les autres femmes handicapées en ligne qui la coincèrent.
Elles connaissaient la réalité des difficultés - personnelles et interpersonnelles – d’une personne invalide.
Pas le fait d’être, selon cette expression merveilleuse "différemment valide", mais la brutale réalité des relations qu’entretenaient avec elles la plupart des gens, y compris certains amis. Elles connaissaient en particulier le délicat problème de l’amitié, sans parler des relations amoureuses, et de leurs négociations à huis clos avec les "normalement valides". La relation de Julie avec ce John si infailliblement aimant était tout simplement impossible.
Personne encore ne soupçonnait Julie d’être autre chose qu’une infirme. Les autres femmes handicapées pensaient qu’elle était selon toute probabilité invalide, mais elles flairaient le mensonge en ce qui concernait sa vie amoureuse et ses nombreux déplacements. Et en même temps, elles ne pouvaient pas nier les preuves bien réelles de certains voyages - les vraies cartes postales de Grèce - qui contredisaient leur hypothèse ; John et Julie étaient retournés en Grèce, et une rafale de cartes avait effectivement suivi.
Julie, John, Johan – merveilleux exemples de la guerre du désir et de la technologie. Ces identités virtuelles et complexes sont autant de brèches, bien réelles et productives, dans la croyance culturelle qui veut que le modèle social soit, non seulement blanc et mâle, mais un seul être dans un seul corps. Le "désordre" des personnalités multiples (SPM) est une autre de ces brèches. On considère en général que le SPM est pathologique, le résultat d’un traumatisme. Mais on peut chercher dans la construction et la gestion du traumatisme les circonstances qui constituent et autorisent cet innommable ; et considérer que la pathologisation du SPM, et de manière générale la gestion et le contrôle de toute manifestation de l’être du corps, autre que la norme du « un corps-un être », sont de bons outils pour démonter les discours du sujet politique et nous permettent de voir ce qui les fait fonctionner. On peut ouvrir d’autres brèches, et là, nous interrogerons quelques ailleurs Harawayens, pour information - en l’occurrence l’espace virtuel, la "structure" fantasmatique à l’intérieur de laquelle se produisent les véritables interactions sociales. Bien sur, l’espace virtuel des forums de discussion n’est qu’un début, un regard sur un événement, quand de tels événements étaient encore singuliers.
Les amis de Julie n’étaient pas les seuls à s’inquiéter de la tournure que prenait sa vie et de son incroyable ascension personnelle. Lewin était, lui aussi, de plus en plus nerveux. Visiblement il ne s’attendait pas à ce que son usurpation d’identité ait un tel succès. Il avait pensé se faire quelques contacts sur le réseau et donner à l’occasion des conseils utiles à quelques femmes. Au lieu de cela, il se retrouvait profondément engagé dans le développement d’une part totalement nouvelle de lui-même, une part dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Ses réponses avaient depuis longtemps cessé d’être une mascarade ; grâce au mode réseau et à une certaine dose de prothèses textuelles, il était entré dans un processus où il devenait Julie. Elle ne se contentait plus d’exécuter ses désirs au clavier, elle avait sa propre personnalité émergeante, ses idées, ses directions. Il n’était pas en train de perdre son identité, mais il était clairement en train de développer une identité parallèle, d’une puissance considérable. Jekill et Julie. Alors que ses amitiés devenaient plus profondes, simultanément l’imposture remontait à la surface, et Lewin réalisait l’énormité de sa duperie.
Et la simplicité de la solution.
Julie devait mourir.
Les événements s’enchaînèrent alors inexorablement. Un beau jour Julie tomba gravement malade. John la fit transporter d’urgence à l’hôpital. Il se connecta pour expliquer à ses amis ce qui venait d’arriver : Julie avait attrapé un virus exotique contre lequel elle avait peu de défenses. Vu son état de faiblesse, le virus était en train de la tuer. Quelques jours durant, elle fut suspendue entre la vie et la mort et Lewin lui aussi vacillait, tandis qu’il orchestrait une fin plausible.
Le résultat fut épouvantable. Lewin, enfin Johan, reçut un déluge de manifestations de détresse, de tristesse et d’amour. On lui offrait des conseils médicaux, des aides financières, on lui envoyait des cartes, des fleurs. Certains étaient totalement paniqués. Les lignes du forum étaient saturées. Les gens étaient si sincèrement bouleversés que Lewin fit marche arrière. Il ne supportait plus d’aller jusqu’au bout. Il se refusait à être l’ingénieur de la mort de Julie . Julie guérit donc et revint à la maison.
Sur le réseau, ce fut un énorme soulagement. On échangea des messages de joie. Julie et John étaient submergés par l’amour de leurs amis. Mais, au plus fort de l’effusion de sympathie et d’inquiétude, au moment où Julie était dans l’antichambre de la mort, un de ses amis s’était débrouillé pour identifier l’hôpital où elle était censée se trouver. Il téléphona pour voir s’il pouvait se rendre utile et on lui dit que personne n’était enregistré sous ce nom. La pelote se dénouait.
Lewin restait prisonnier du problème qu’il n’avait pas eu le cran de régler. Il opta pour une autre tactique, meilleure de son point de vue. Peu de temps après, Julie présenta à tout le monde son nouvel ami, Sanford Lewin, psychiatre à New York. Elle en parlait de façon très élogieuse, voire même franchement insistante. A l’en croire Lewin était la plus grande chose qui soit arrivée au réseau depuis Star-Kist Tuna. Il était absolument merveilleux, charmant, gracieux, intelligent et éminemment digne de leur affectueuse sollicitude. Ainsi introduit, Lewin tenta de se faire des amis des amis de Julie.
Et il n’y arriva pas.
Sanford n’était tout simplement pas le genre de type à se faire des amis en ligne. Autant Julie était indépendante et avait une grande gueule, autant Sanford était soumis et timide. Julie était une athée confirmée, une pure flamme de rationalité, Sanford était un juif dévot et conservateur ; Julie fumait du shit et était parfois un brin bourrée en ligne, Sanford était, comment dire, vierge de drogue - en fait il en avait peur - et la boisson se réduisait pour lui à un petit Manischewitz les jours de grande fête. Et pour finir, Julie était incroyablement chanceuse côté sexe en ligne, alors qu’en matière de choses érotiques Sanford était un indécrottable empoté qui ignorait la différence entre vaginal et virginal. Bref, Sanford, la personna Sanford, était battue à plate couture par la personna Julie.
Que faites vous si votre petite copine imaginaire se fait plus d’amis que vous ?Au prix d’efforts herculéens, Lewin avait quand même réussi à se lier d’amitié avec quelques amis de Julie. Le personnage Julie commença alors à se déliter très sérieusement. Les femmes handicapées commencèrent : elles se mirent à douter à voix haute. Lewin prit le risque de se confier à celles qu’il considéraient comme des amies. Une fois le processus enclenché, L’écho de ce qui était en train de se dire se répandit rapidement sur le réseau, le processus était enclenché. Mais fabriquer le personnage original de Julie avait pris du temps, et le démanteler totalement nécessita plusieurs mois ; les doutes exprimés se transformèrent peu à peu en données factuelles. Qui firent le tour des conférences, furent répétées, discutées et étudiées. Le processus atteignit assez vite un seuil critique et se mit à s’auto-alimenter. En dépit de l’inéluctable réalité de la tromperie, ou plutôt en dépit de l’inéluctable irréalité de Julie Graham, une sorte de masse temporelle et émotionnelle s’était mise en mouvement et, selon la loi newtonienne, tendait à rester en mouvement. Julie se désagrégeait telle un « mort vivant » , mais son mythe continuait sa course gravitationnelle, perdant au fil des rotations des grappes d’ex-admirateurs bouleversés. Bien que dilué dans le temps, l’affaire fit l’effet de bombardements en série.
A la surprise générale sans doute, la plupart des participants du forum éprouvaient un profond sentiment de deuil. Dans ce contexte particulier, le fait d’avoir découvert en Julie une construction, un homme travesti, était pire qu’une mort. La douleur et la perte ne pouvaient pas se fixer sur un moment précis. Pas de funérailles, aucun rituel social permettant d’enterrer le personnage Julie, de laisser libre cours à ses émotions et de repartir. L’aide que Julie avait si souvent prodiguée aux autres semblait inutile en la circonstance. Quoi que Julie fut ou ne fut pas, elle avait été une bonne amie et un soutien dévoué pour bien des gens, donnant sans réserve son temps et son énergie virtuelle, partout où on en avait besoin. Son sens subtil de l’humour et son optimiste indéracinable face aux difficultés en avaient soutenu plus d’un, ou plus d’une, puisqu’elle s’attardaient essentiellement aux femmes en difficultés. Un peu de son charme et de son charisme aurait du déteindre sur Lewin. Mais non.
Ces femmes déstabilisées n’ont pas repris pied en pardonnant, et on peut le comprendre. L’une d’elle au moins a dit avoir eu la sensation d’une profonde violation émotionnelle, équivalente, selon elle, à une agression sexuelle. "Je me sens violée, disait-elle, comme si mes secrets les plus enfouis avaient été profanés. Tout ce que Julie a fait de bien... elle l’a fait par tromperie." Quelques femmes créèrent un groupe de soutien pour exorciser leur sentiment de trahison et de violation ; elles évoquaient avec une ironie désabusée " la Julie-inconnue".
Chez les habitués du forum Compuserve, l’histoire de Julie fit l’effet d’un lundi matin à l’heure de pointe. Rétrospectivement, certaines femmes estimèrent que le dévouement de Julie allait au-delà des limites du bon sens – qu’elle nourrissait en réalité une dépendance. D’autres se focalisèrent sur ses manoeuvres sexuelles, qui s‘achevaient parfois par de pénibles orgasmes, y compris avec de vieux amis. Le plus révélateur fut peut-être les commentaires de ses amis proches, repensant à leur attitude à l’égard de son infirmité. "Rétrospectivement, nous nous sommes donné du mal pour la croire, disait l’un d’eux. Nous voulions la soutenir le plus possible à cause de ce qu’elle essayait de faire. Alors tout le monde se mettait en quatre pour faire des compliments et donner à cette personne infirme un maximum de soutien et d’amour. Nous étions tous si solidaires quand elle s’est mariée et quand elle allait à toutes ces conférences... en fait il y avait dans tout ça beaucoup de condescendance, et à l’époque çà, nous a échappé."
Sanford Lewin a conservé son acompte Compuserve. Il garde un profil assez bas, entre autre raison parce que le personnage Sanford est fondamentalement discret. Bon nombre des amis de Julie ont fait un semblant d’effort pour se lier d’amitié avec lui. Peu ont réussi, selon eux par manque de points de commun. Plusieurs amies-femmes de Julie sont en relation avec Lewin, mais peu sont devenues ses amies. "J’ai essayé d’oublier l’histoire de Julie, disait l’une d’elle. D’abord nous ne l’avons pas étudiée correctement dans tous ses détails, et pas mal de femmes ont pris des risques qu’elles n’auraient pas du prendre. Peu importe Julie ou Sanford, homme ou femme, il y a un être intérieur qui était là durant tout ce temps. Et c’est cet être là que j’apprécie vraiment."
J’ai également étudié la réaction des "hackers", ces personnes qui écrivent les programmes qui font que le réseau existe ; ils se contentent de sourire d’un air las. Certains ont sympathisé avec quelques femmes victimes ; ils savent qu’il faut du temps pour comprendre, par l’expérience, que les règles sociales ne s’appliquent pas nécessairement aux mondes virtuels. Tous savaient depuis le début que les réseaux allaient engendrer des changements radicaux dans les conventions sociales et que certains passeraient inaperçus. Jusqu’à ce que survienne un cas, comme celui-ci : une femme handicapée qui se révèle n’être "que" un personnage - et pas une identité réelle - , des confidences forcées, conséquences des multiples sens que chacun attribue au terme personna ; jusqu’à ce que le tout mette en lumière ces changements. Certains ingénieurs ont en fait écrit des logiciels pour explorer ces possibilités utopiques. Très jeunes à l’époque des débuts du réseau, ils ont su réagir et s’adapter rapidement ; ils trouvent normal, depuis longtemps, que la plupart des hypothèses de l’avant-réseau quant à la nature de l’identité aient lentement disparues. Ils ont compris et assimilé les situations conflictuelles, du type un personnage virtuel est le masque d’une identité sous-jacente, mais bien peu ont analysé en profondeur ce qui sous-tend cette autre identité. Il existe une vieille blague , une femme qui, lors d’une conférence sur la cosmologie, dit qu’elle comprend clairement ce qui permet à la terre de rester en suspens dans l’espace ; elle est en réalité posée sur le dos d’une tortue géante. Quand on lui demande sur quoi repose la tortue géante, elle répond que la tortue est sur le dos d’une autre tortue, et ajoute d’un ton acerbe : " Vous ne m’embrouillerez pas, il y a des tortues d’un bout à l’autre."
Est-ce qu’il y a pas, aussi, des personnaes d’un bout à l’autre ?
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