J’aimerais commencer cet exposé en abordant une mythologie assez pesante qui n’est pas mentionnée dans le titre de cette conférence. Le "monde en réseau" (wired world) est souvent présenté et perçu comme un monde sans frontière. Une notion juste, en un sens, en particulier si on analyse la manière dont certaines organisations militaires et les multinationales utilisent Internet ; mais, au sens large l’Internet n’est pas un monde sans frontières. Il n’existe pas dans le vide. Quand quelqu’un se connecte, sa perception de l’expérience électronique est en partie modelée par les pratiques de socialisation du pays d’origine de cette personne, et sont donc nationales et non internationales. Les mythologies du Net qui me sembleraient les plus pertinentes sont partiellement déterminées par mon appartenance géographique et culturelle. Le développement des mythologies sur lesquelles la signification du Net est construite (ou plus précisement) imposée émerge typiquement des intérêts nationaux. Pour résumer, le Net est culturellement et politiquement cerné.
C’est pour cette raison que je me sens tenu de dire la chose suivante : durant cette discussion sur la mythologie du terrorisme sur le Net, rappelez vous que je parle du point de vue de quelqu’un qui est confronté aux luttes politiques contre les forces rampantes de l’autoritarisme américain. Par conséquent, certains de mes propos peuvent ne pas être applicables à la situation européenne ou mondiale, ni aux situations des peuples de pays spécifiques, européens ou autres. Je peux également dire avec relative certitude, qu’un certain nombre d’éléments de la discussion ne s’appliquent pas non plus aux pays du Tiers Monde. Par ailleurs j’espère que ce discours contribuera à une étude comparative des perceptions de la signification et des fonctions du Net.
Une experience vécue à Londres m’a amené au thême du terrorisme et de l’Internet. A l’automne 94, je participais à la conférence Terminal Futures organisée par l’ Institut d’Art Contemporain. Mon sujet était la " désobéissance civile électronique". Au moment des questions, à la fin de ma conférence, une personne du public me dit que ce que je suggérais n’était pas du tout une tactique civile de contestation politique, mais plutôt du pur terrorisme. J’ai trouvé ce commentaire très curieux car je ne comprenais pas qui (ou quoi) selon cette personne était terrorisé. Comment la terreur peut elle advenir dans un espace virtuel, dans un espace où il n’y a personne mais uniquement de l’information ? Notre civilisation a-t-elle atteint un point où nous serions capables de terroriser des abstractions numériques ? Comment cette personne intelligente en était-elle arrivée à croire qu’une perturbation électronique équivalait à la terreur ? C’est une énigme surprenante que j’aimerais commencer à résoudre.
Laissez moi d’abord faire une brève description de ce qu’est le terrorisme en tant qu’action politique. Le terrorisme est une forme tactique de contestation, dans laquelle la faction résistante attaque l’oppresseur désigné en ayant recours à des actes de violence quasi aléatoires contre ses citoyens. De telles actions ont deux conséquences : Un, créer une panique qui se répandra dans la population. La panique se produit quand le public a une perpétuelle appréhension de sa propre mortalité, due à ce qui est perçu comme un état de violence consistant. Si cette panique peut être maintenue pendant une période suffisamment longue, le public demandera éventuellement des négociations pour mettre un terme à cet état socio-psychologique d’incomfort. Deuxièmement, cette tactique est utilisée dans l’espoir que l’oppresseur révèle son vrai visage, celui d’une autorité extrème. Autrement dit, l’oppresseur exercera, de façon militaire, un contrôle extrême sur la population. Deux évènements cruciaux se produisent lorsque l’ordre symbolique de la domination tombe et que l’ordre physique du militaire prend le pas. Premièrement, du point de vue des citoyens, les libertés de base sont sérieusement restreintes ; si cette condition est maintenue assez longtemps, les citoyens transfèreront le blâme de leur manque d’autonomie apparent du terroriste à l’état. Deux, la faction résistante croit que l’état est incapable de maintenir la source financière de ses revenus, en raison de l’usage de la force militaire. A l’opposé du déploiement du spectacle, le déploiement militaire est excessivement couteux, et il n’y a aucun retour sur investissement autre que des moments temporaires d’ordre social. A cause des contraintes financières, l’oppresseur est éventuellement obligé de venir à la table de négociation. Le terrorisme alors n’est pas une stratégie révolutionnaire, mais celle qui impose la négociation plutôt que la politique.
L’essence du terrorisme est à double face. Un, la perception par le public de la violence terroriste est incontrôlable. La seconde qualité essentielle est que le terrorisme requière des corps organiques pour héberger la terreur. Mais tant que la violence terroriste ne peut pas se produire à très grande échelle (parce qu’elle est cellulaire par nature), un troisième aspect est nécessaire : un dispositif qui puisse répandre le spectacle de la peur sur tout un territoire donné. Nous appelons ce dispositif "les médias". La violence terroriste lui permet de s’approprier ce dispositif pour déployer le type de peur qui lui semble avantageux. Ce dernier élément nous amène à comprendre que le terrorisme, comme stratégie radicale dans le monde développé, est un anachronisme. Le contrôle de l’espace spectaculaire n’est plus la clé pour comprendre ou maintenir une domination. Le nouveau lieu du pouvoir est désormais le contrôle de l’espace virtuel (et/ou le dispositif du Net). Pour les société de l’information, le Net est le dispositif de commande et de contrôle. Depuis que la division du travail a atteint un niveau de complexité imprévisible, le pire désastre qui puisse arriver à ces sociétés est un déficit de communication ; ceci désynchroniserait les segments spécialisés de la répartition du travail. Ceux qui sont calés en informatique et désireux de résister à la fois à l’autorité de l’état et à l’hégémonie du pancapitalisme peuvent tirer profit de ce développement. Par de simples tactiques d’intrusion et déblocage, ces résistants peuvent forcer l’état, l’armée et les autorités institutionnelles à venir à la table de négociation. Mettre le public en situation de peur n’est plus nécessaire, et infliger la violence pour inciter au changement politique n’est plus essentiel non plus. Et bizarrement, on n’a même plus besoin d’attaquer ou de détruire la propriété privée. Pour accomplir ce que le terrorisme obtient rarement, la seule chose nécessaire est de refuser l’accès aux paquets de données.
L’arme la plus puissante contre l’autoritarisme a été mise entre les mains de la gauche, et pourtant nous la laissons nous échapper. Et c’’est ce qui m’inquiète vraiment dans le commentaire de ce participant de l’ICA de Londres.Cette stratégie de désobédience inhérente au civil a été délibérement et officiellement interprétée pour ce qu’elle n’est à l’évidence pas , du terrorisme ou parfois de la criminalité. L’essentiel de la résistance sur le Net se résume à offrir des services d’information alternative ou à s’organiser autour des enjeux de l’autonomie comme la liberté d’expression. Soyons en sur, ces enjeux sont importants, mais ils sont aussi secondaires. Que nous ayons ou non le droit d’utiliser le mot "enculer" dans notre e-mail est un problème de potache. Pourtant, l’enjeu le plus important n’est pas discuté et c’est le droit pour tous d’user du cyberspace comme espace d’objection politique. La punition en cours aux USA pour intrusion ou blocage est d’emblée la prison. Nous devons exiger qu’une distinction soit faite entre l’intrusion pour motif politique ou pour motif criminel. Si on est arrêté aux USA pour désobédience dans l’espace physique, on écope de 25$ d’amende et d’une nuit au poste avec ses accolytes. L’état peut se montrer généreux, car de telles tactiques sont purement symboliques à l’âge du capital nomade. Il ne fait pas montre d’une telle générosité quand l’action politique accomplit quelque chose. C’est une situation qui doit changer.
Mais revenons à notre énigme première : pourquoi un individu intelligent croirait-il que la désobéissance civile est actuellement du terrorisme, alors qu’il est clair que la résistance électronique n’a rien à voir dans quelque sens que ce soit : personne n’est menacé, personne ne meurt. De plus, il semble clair que le mythe du terrorisme électronique a son origine dans la sécurité de l’état, et aux USA en tout cas, est développé par des agences étatiques comme le FBI et les Services Secrets et également par des institutions du spectacle comme Hollywood. Comment les gens peuvent-ils être dupés par des stratagèmes aussi évidents ? Je crois pour ma part que la prévalence de ce mythe reflète un basculement subtile mais majeur dans la validation de la réalité. Le problème ne provient pas tant de l’efficacité de la machine de propagande de l’état que d’une condition plus fondamentale - une inclination à accepter l’idée d’une terreur virtuelle.
Les origines de cette prédisposition dans le domaine du social sont difficiles à cerner, mais commencent probablement dans le fait de réaliser que le pouvoir peut être enraciné dans l’information. La première manifestation complexe de cette forme de pouvoir est la bureaucratie - une forme certes très ancienne. Depuis les premiers temps de la bureaucratie, des rapports officiels ont commencé à prendre le statut de réalité officielle. Ce qui a changé depuis l’époque du papyrus et des rouleaux c’est l’organisation de l’information, qui est devenue terriblement plus efficace, avec l’invention des ordinateurs et leurs énormes espaces mémoires assortis de systèmes pointus de stockage et de restitution à haute débit. Combinez cette puissance avec les capacités de mise en réseau qui transforment l’information en un phénomène nomade, et la prédominance de la réalité de l’information devient inévitable. La gestion de l’information est désormais perçue comme une science d’une extrême précision. Et la compréhension de cette activité comme science génère une autorité et une légitimité incontestable ; après tout, la science est, pour le meilleur et pour le pire, LE système de connaissance dans une société séculaire.
Revenons à l’idée de rapport . D’un point de vue existentiel, le rapport, optimisé par le dispositif électronique, a pris une importance terriblement excessive. Chacun de nous a des dossiers qui sont à la portée de l’état - dossier éducatif, médical, économique, d’employé, de communication, de voyage, et pour certains dossier judiciaire. Chaque fil d’une trajectoire individuelle est enregistrée et conservée. La collection de tous les enregistrements sur une personne constitue son "corps de données" - un double contrôlé par l’état et l’administration. Le plus malheureux dans ce développement et que ce corps peut se prévaloir d’un privilège ontologique, et le possède effectivement. Ce que révèle votre corps de données sur vous est plus vrai que ce que vous dites vous même. C’est au travers de ce corps que la société vous juge et que se détermine votre statut dans le monde. A l’heure actuelle, nous assistons au triomphe de la représentation sur l’être. Le dossier électronique a pris le pas sur la conscience du soi.
Là réside une clé substantielle au pourquoi certaines personnes craignent une perturbation du cyberspace. Tandis que le corps organique n’est peut être pas en danger, le corps électronique lui peut être menacé. Si le corps électronique est perturbé, immobilisé ou (aux cieux ne plaisent !) supprimé, l’existence d’un individu dans le domaine social peut être drastiquement affectée. Il pourrait devenir un "fantôme" social, un être "visible et audible", mais inconnu. La validation de son existence pourrait disparaitre ne tient qu’à une simple touche de clavier. Dès lors qu’une population a accepté le fait que la représentation justifie l’être au monde, alors le simulacre commence à avoir des effets directs sur les motivations et les perceptions des gens, autorisant l’état sécuritaire et autres gardiens de l’information à exercer un contrôle maximum sur toute la population. Sans aucun doute, l’éradication de l’existence sociale est une menace qui jette la terreur dans le coeur des gens. C’est, en partie, pourquoi je crois qu’il a été si facile d’agiter l’étendard du terrorisme sur le Net. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai été accusé de terrorisme quand j’ai suggéré d’user de tactiques de désobéissance civile sur le réseau. Quand j’ai déplacé la D.C. hors du champs physique, où la perturbation est localisée et possible à éviter, je suggérais, à ceux qui acceptent leur corps électronique comme supérieur, que leur éradication soit une conséquence de l’objection politique. Ce qui m’effraie dans ce scénario c’est que l’éradication électronique équivale à périr dans un attentat à la bombe. Maintenant la perception du fait qu’une absence de reconnaissance électronique égale la mort, existe.
En gardant de telles considérations à l’esprit, ceux qui prévoient de poursuivre le combat contre l’autoritarisme, et pour une autonomie ndividuelle maximale ont deux projets importants à faire aboutir : Premièrement, l’être au monde organique doit être rétabli comme le lieu de la réalité, replaçant le virtuel derrière, à sa place de simulacre. En ce cas seulement, les environnements virtuels peuvent remplir une fonction d’utopie . Si le virtuel fonctionne et est perçu comme une forme supérieure de l’être, il devient un monstrueux mécanisme de contrôle pour la classe qui en régule l’accès et les possibilités de déplacement. Les récents appels à la consolidation et la protection de l’Internet indiquent que nous sommes à côté de la bataille. Deuxièmement, des mesures doivent être prises pour séparer l’action politique dans le cyberspace des étiquettes de crime terroriste. La stratégie de l’état actuel semble être de taxer de criminel tout ce qui n’optimise pas le développement du pancapitalisme et l’enrichissement de l’élite. Si, à l’âge du capital informationnel, nous perdons le droit de protester dans le cyberspace, nous aurons perdu une grande part de notre souveraineté individuelle. Nous devons demander plus que le droit de parler ; nous devons demander le droit d’agir dans le "monde connecté" au nom de nos propres consciences et hors de la bonne volonté pour tous.