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II. LA DÉSOBEISSANCE CIVILE ELECTRONIQUE
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Préface
1.La Désobéissance civile électronique
2.Résister au bunker
3.Les luddites fainéants
4.La technologie de l’inutile
5.Le Sacrifice humain dans l’économie rationelle
Epilogue : Les stratégies non rationnelles
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Préface
Nous poursuivons ici l’exploration commencée dans La perturbation électronique (The Electronic Disturbance). Bien que TED ait été généralement bien accueilli, on lui a souvent fait deux critiques majeures. Si TED expliquait la nature du pouvoir nomade à l’âge du virtuel, il parlait peu de la résistance nomade sur le Net ou dans le bunker. Dans La désobéissance civile électronique, CAE trace un profil préalable des stratégies rationnelles (antilogos) et des tactiques possibles de la résistance nomade. En d’autres termes, les thèmes abordés ici concernent les contreparties opposées au pouvoir nomade (i.e. la domination), à ce moment précis de l’histoire.
Dans les trois derniers chapitres, CAE répond à une seconde critique. D’aucuns ont souligné que CAE recommandait souvent des stratégies non rationnelles, alors que TED n’en proposait aucune. Dans les pages qui suivent, CAE essaie de dépasser la position de l’activiste traditionnel coincé dans l’antilogos (la résistance rationalisée à la domination) en recherchant le (non-)lieu de la force contestataire intrinsèque du nomos. Tout comme dans TED, CAE réaffirme que la dynamique sociale du nomos, qui se manifeste par des moments explosifs et irrépressibles de gaspillage, d’excès, de sacrifice, d’abjection, de spontanéité, de folie et d’inutilité, doit fonctionner comme un moteur parallèle de résistance, de concert avec l’antilogos. Ces éléments de l’existence, au cœur même de l’autonomie individuelle, sont pourtant rarement pris en compte par la culture activiste qui tente, tout comme la société rationnelle, de les organiser hors de l’existence ou, en tout cas, de façon à ce qu’ils ne soient plus apparents. CAE examine ici de quelle manière ces éléments se sont imbriqués dans la culture rationnelle visible. Il se peut que nous n’en tirions pas de possibilités tactiques pour la résistance politique et culturelle, mais nous espérons contribuer à la mise en place d’un cadre idéel pour que telles possibilités émergent dans le domaine du visible et de l’action.
Hiver 1995
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1. La Désobéissance Civile Électronique
Le capitalisme tardif se différencie des autres formes politiques et économiques par un aspect essentiel : son mode de représentation du pouvoir. Ce qui était jadis une masse concrète et sédentaire est devenu désormais un flux électronique nomade. Avant la gestion informatisée de l’information, le cœur du poste de commande/ contrôle institutionnel était facile à localiser, et, de ce fait, de nombreux régimes utilisèrent le caractère éminemment voyant des lieux du pouvoir pour maintenir leur hégémonie. Châteaux, palais, bâtiments gouvernementaux, bureaux institutionnels et autres architectures surgirent au cœur des métropoles, mettant les contestataires et les groupes alternatifs au défi d’affronter leurs fortifications. Ces structures, qui donnaient l’image d’une puissance invincible et éternelle, pouvaient paralyser ou décourager les mouvements d’opposition avant même leur formation. Mais la trop grande visibilité de ce spectacle était une épée à double tranchant. Quand l’opposition était suffisamment désespérée (par des privations matérielles ou suite à la perte symbolique de légitimité d’un régime donné), sa force révolutionnaire n’avait aucune difficulté à trouver les détenteurs du pouvoir et à les attaquer. Une brèche dans les fortifications, et le pouvoir avait de grandes chances de tomber. C’est dans ce contexte historique élargi qu’est apparue la stratégie générale de la désobéissance civile.
Cette stratégie était inhabituelle : les groupes contestataires avaient décidé qu’il n’était plus nécessaire d’agir violemment contre ceux qui occupaient les bunkers du pouvoir, et ils eurent par contre recours à diverses tactiques de perturbation des institutions, visant à déposséder les occupants de leur pouvoir. Bien qu’ayant revêtu le masque aimable de la force morale, cette approche doit son efficacité globale à la perturbation économique et à la résistance symbolique. Dans la mesure où, aujourd’hui, les actes de désobéissance civile permettent la négociation, ils cherchent plus à accélérer des réformes institutionnelles qu’à causer un effondrement national ; c’est sans doute pour cette raison que les gouvernements du monde moderne industrialisé ont tendance à les mieux tolérer, tant qu’ils ne menacent pas la pérennité de l’existence d’une nation ou de sa classe dirigeante. La désobéissance civile ne reste pas impunie, mais elle n’est plus soumise à la violence extrême de l’État, et ses participants ne sont plus considérés comme des révolutionnaires, ni traités comme des prisonniers politiques après leur arrestation (à l’exception, bien entendu, de quelques exemples notables, comme la répression des militants pour les Droits de l’Homme dans l’extrême Sud des États-Unis).
La désobéissance civile, dans sa conception originelle, est toujours effective (en particulier au niveau local), mais chaque décennie qui passe réduit son efficacité. Ce déclin est essentiellement dû à la capacité croissante du pouvoir d’échapper à la provocation de ses participants. Les monuments du pouvoir sont toujours debout – présences visibles dans des lieux stables –, mais l’action qui le sous-tend n’est plus ni visible, ni stable. Le pouvoir ne réside plus en permanence dans ces édifices, et les centres de commande/contrôle sont mobiles à loisir. Si les mécanismes de contrôle sont attaqués en un point précis, il leur suffit de se déplacer en un autre lieu. En conséquence, les groupes de désobéissance civile sont dans l’impossibilité de fixer le théâtre des opérations qui leur permettrait de perturber une institution donnée. Bloquer les issues d’un bâtiment, ou quelqu’autre action sur l’espace physique, empêche la ré-occupation (la circulation du personnel), mais n’a que peu de conséquences tant que l’information-capital continue de circuler.
Il faut perfectionner ces méthodes obsolètes de résistance et inventer de nouvelles formes de perturbation qui attaquent les (non-)centres du pouvoir au niveau électronique. La stratégie et les tactiques de la désobéissance civile sont encore valides au-delà de l’action locale, mais uniquement si elles visent à bloquer le flux d’information et non celui du personnel. Malheureusement, lorsqu’il s’agit d’en réviser les modèles, la gauche n’a pas de pire ennemi qu’elle-même ; ce qui ne manque pas d’ironie, quand on sait qu’elle a toujours prétendu fonder historiquement ses analyses critiques. Aujourd’hui, au lieu de tenir compte du changement des forces historiques dans l’élaboration de ses stratégies d’activisme politique, elle continue d’agir comme aux premiers jours du Capital. Fait particulièrement étrange dans la mesure où la théorie de la contestation a toujours souligné l’importance des changements radicaux au sein de l’économie politique (du capitalisme primitif au capitalisme avancé, de l’économie industrielle à l’économie de services, de la culture de production à la culture de consommation etc.). C’est clair, le manque de perspicacité de la gauche en la matière montre bien que l’écart entre théorie et pratique est toujours aussi grand, voire plus grand que ce qu’il a été.
Il est difficile de cerner les raisons pour lesquelles cette forme particulière de décalage culturel empêche les activistes d’imaginer de nouvelles stratégies. Disons qu’au moins un des facteurs en cause est la présence, dans les rangs des groupes activistes, de résidus de la Nouvelle Gauche des années soixante. Tout préoccupés qu’ils sont du pourquoi de leurs victoires passées (en premier lieu la contribution de la Nouvelle Gauche au retrait des troupes américaines du Viet-Nam), ils ne voient aucune raison d’inventer de nouvelles approches. La nostalgie de l’activisme des années soixante rejoue inlassablement le passé comme un présent, et a malheureusement contaminé une nouvelle génération qui, elle, n’a pas de mémoire vivante de ces années. Cette sentimentalité a renforcé la croyance selon laquelle le fait de « descendre dans la rue », a fonctionné et fonctionnera encore aujourd’hui pour de nouveaux enjeux. Pendant ce temps, on offre aux nantis toujours plus de santé et d’éducation, l’État sécuritaire poursuit son invasion de la vie privée, la crise du sida ne rencontre toujours qu’inaction de la part des gouvernements, et la population des sans-domicile-fixe s’accroît de jour en jour : CAE se met volontairement sur la brèche et suggère qu’il y a peut-être eu quelque erreur de jugement. Cette revendication n’a nullement l’intention de dévaloriser ce qui a été accompli localement ; il s’agit simplement de souligner le fait que l’activisme contemporain a eu fort peu d’effet sur la politique militaro-industrielle.
CAE l’a déjà dit, et continuera de le dire : dès lors qu’il est question du pouvoir, les rues sont un capital mort ! On ne trouve rien, dans la rue, qui ait une quelconque valeur pour l’élite du pouvoir, et celle-ci n’a d’ailleurs nul besoin de contrôler la rue pour maintenir et faire fonctionner les institutions étatiques. Pour que la désobéissance civile ait un effet significatif, les résistants doivent s’approprier ce qui a de la valeur pour l’État. Dès lors qu’ils possèdent un tel objet de valeur, les résistants disposent d’une plate-forme à partir de laquelle ils peuvent négocier (ou peut-être exiger) un changement.
A une certaine époque, le contrôle de la rue avait une certaine importance. Au XIXe siècle, les rues de Paris étaient les voies de circulation du pouvoir tant économique que militaire. Si les rues étaient bloquées et les forteresses politiques stratégiques occupées, l’État était gagné par l’inertie et pouvait même, dans certains cas, s’effondrer sous son propre poids. Ce mode de résistance a été probant jusqu’aux années soixante, mais depuis la fin du XIXe, son efficacité décroît et la pratique radicale s’est transformée en pratique libérale. Cette stratégie était fondée sur la nécessaire centralisation du capital à l’intérieur des villes ; plus celui-ci s’est décentralisé, transgressant les frontières nationales et abandonnant les villes, plus l’action de rue est devenue inutile. Depuis que le commerce a déserté les villes infectées par le crime et la misère, les abandonnant à leur propre faillite, il semble raisonnable de penser qu’elles ne servent plus à l’expansion du pouvoir. Si elles avaient une quelconque utilité, il est bien évident qu’elles seraient rénovées et défendues en permanence.
Il y a un danger dans ce type d’arguments souvent tautologiques : la ville n’a-t-elle plus de valeur parce qu’elle n’est pas entretenue, ou la ville n’est-elle pas entretenue parce qu’elle n’a plus de valeur ? Erreur logique inévitable, dès lors qu’on ne peut plus dire qui ou quoi contrôle. Le pouvoir lui-même n’est plus visible ; sa représentation seule est apparente. Mais ce qui se cache derrière cette représentation a disparu. La localisation et la nature du pouvoir cynique ne sont que pures spéculations. La connaissance du macro-pouvoir se réduit à une série d’abstractions telles que : « les hommes blancs hétérosexuels », « la classe dirigeante », ou encore, la meilleure de toutes : « Le pouvoir en place ». Le macro-pouvoir n’est perçu qu’à travers ses effets, jamais comme cause. C’est pourquoi on doit avoir recours à certains indicateurs pour savoir ce qui a une valeur pour lui, ou pour trouver son (non-)lieu. On postulera ici que ces indicateurs-clé sont les limites jusqu’auxquelles un lieu ou un bien peuvent être défendus et au-delà desquelles la transgression sera punie. Plus l’intensité de la défense ou de la punition est grande, plus il y a de valeur. Ces indicateurs sont empiriques, mais on ne peut leur attribuer de justification théorique, parce qu’il faudrait alors recourir à un second principe pour pouvoir expliquer le premier.
Si le lieu traditionnel de déploiement du pouvoir a été abandonné, où est donc passé le pouvoir ? En admettant que le flux du capital est encore crucial pour le système actuel, on peut en déduire qu’il y a là une piste à suivre. Le sens (non-)commun nous dit que pour trouver le pouvoir, il n’y a qu’à suivre l’argent ; étant donné que l’argent n’a pas de source, mais fait partie d’un flux circulaire en spirale, le mieux que nous puissions espérer trouver, c’est le flux lui-même. Le capital prend rarement une forme solide ; comme le pouvoir, il ne se manifeste qu’en tant qu’abstraction. On en trouvera sans doute une forme abstraite dans un lieu abstrait, ou, pour être plus précis, dans le cyberespace. Le cyberespace peut se définir comme un paysage informationnel virtuel, accessible par le réseau téléphonique. (Pour les besoins de cet essai, nous ignorerons l’association entre cyberespace et réalité virtuelle proprement dite.) Les niveaux d’accès à l’information contenue dans le cyberespace suggèrent une configuration des institutions dans l’espace réel. Dans une société complexe, la division du travail est si différenciée que la vitesse organisationnelle nécessaire à la synchronisation des différents segments ne peut être atteinte que par les réseaux électroniques de communication. En retour, le déploiement contrôlé de l’information et son accès devient le cœur du puzzle de l’organisation sociale. Quand l’accès à l’information est bloqué, l’organisation de l’institution détentrice devient instable et – si cette condition peut être maintenue assez longtemps – l’institution peut même s’effondrer, victime d’un vide communicationnel. Les différents segments ne sauront pas s’ils travaillent les uns contre les autres ou de concert contre des institutions concurrentes. Bloquer l’accès à l’information est le meilleur moyen de perturber une institution, qu’elle soit militaire, publique ou gouvernementale. Le succès d’une telle action a pour effet d’endommager tous les segments de l’institution.
Le problème de la désobéissance civile, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, c’est son absence d’effet sur le cœur même de l’organisation ; elle a plutôt tendance à se concentrer sur une structure sédentaire localisée. Dans le cas d’institutions nationales ou multinationales, de telles actions sont à peu près aussi gênantes qu’une piqûre de mouche pour un éléphant. Cette stratégie avait un sens à l’époque où le pouvoir était centralisé et fixe, mais elle est désormais vaine. Autant, jadis, la domination consistait à tenir les lieux stratégiques du pouvoir dans l’espace physique, autant aujourd’hui, elle réside dans la capacité de l’institution à se déplacer là où il n’y a pas de résistance et, simultanément, dans son aptitude à s’approprier temporairement un espace physique, en fonction de ses besoins. Qu’une force d’opposition puisse conquérir des points stratégiques dans l’espace physique n’est nullement une menace. Supposons qu’un groupe de dissidents s’arrange pour occuper la Maison Blanche : cela pourrait tout au plus gêner l’administration du pouvoir et les Services Secrets, mais l’occupation ne perturberait en aucune manière le fonctionnement du pouvoir exécutif. Le bureau présidentiel serait simplement transféré dans un autre lieu. L’espace physique de la Maison Blanche n’est qu’une représentation vide de l’autorité présidentielle ; il ne lui est pas essentiel.
En mesurant la valeur-pour-le-pouvoir à l’aune de la sanction des actes et de la défense des sites, il devient évident que le cyberespace se situe en haut de l’échelle. Les systèmes de défense y sont aussi parfaitement développés que possible. Les Services Secrets (qui avaient à l’origine pour mission de protéger les individus en liaison avec le bureau présidentiel et de démanteler les rackets du contre-espionnage) jouent de plus en plus le rôle d’une cyber-police. Dans le même temps, les sociétés privées ont développé leurs propres polices électroniques, lesquelles agissent de deux manières : premièrement, en tant que force de sécurité, mettant en place une surveillance de l’information et des systèmes de défense ; deuxièmement, comme une troupe de chasseurs de primes capturant physiquement tout individu forçant les systèmes de sécurité. A l’instar du système légal, ces forces ne tiennent aucun compte des intentions de ceux qui agissent dans le cyberespace. L’accès non autorisé à des sources d’information privées est toujours considéré comme un acte d’extrême hostilité, méritant un châtiment maximal, qu’il ait été effectué pour simplement examiner le système ou, au contraire, pour dérober ou endommager des données. En dépit de toutes ces précautions, le cyberespace est loin d’être sécurisé. Il s’est développé et transformé à un rythme tel que les systèmes de sécurité ont été incapables de s’adapter et de se déployer à la même vitesse. Actuellement, la porte est encore ouverte à la résistance à l’information, mais plus pour très longtemps.
Qui donc s’efforce aujourd’hui de maintenir la porte ouverte ? C’est sans doute le chapitre le plus triste de l’histoire de la résistance aux États-Unis. À l’heure actuelle, les meilleurs activistes politiques sont des enfants. Des ado-hackers s’activent, de chez leurs parents ou de leur dortoir de lycée, ouvrant des brèches dans les systèmes de sécurité gouvernementaux et industriels. Leurs intentions sont pour le moins vagues. Certains semblent se douter que leur action est naturellement politique. Comme l’a dit Docteur Crash : « Que vous le sachiez ou non, si vous êtes un hacker, vous êtes un révolutionnaire. » Mais la question est de savoir : un révolutionnaire pour quelle cause ? En surfant sur le Net et en se plongeant dans Phrack magazine, on ne trouve trace d’aucune cause explicite, si ce n’est au premier degré : libre accès à l’information. Il n’est jamais question de ce à quoi peut servir cette information. Le problème est que ces enfants, qu’on laisse se prendre pour l’avant-garde de l’activisme, n’ont pas encore développé une sensibilité critique qui les guiderait au-delà de leur première rencontre avec la politique. Ironie du sort, ils ont l’intelligence de comprendre où doit commencer l’action politique pour être efficace – une compréhension qui semble avoir échappé aux gauchistes sophistiqués. L’autre problème c’est ce sentiment d’immortalité propre à la jeunesse. Selon Bruce Sterling, ces ado-hackers qui n’ont peur de rien, ont par contre une fâcheuse tendance à se faire prendre. Nombre de ces jeunes activistes – les Trois d’Atlanta, par exemple – ont purgé des peines qui s’apparentent à de l’emprisonnement politique. Incarcérer des individus sur la seule charge de l’intrusion semble un peu excessif, mais compte tenu de la valeur accordée à l’ordre et à la propriété privée dans le cyberespace, on peut s’attendre à des châtiments extrêmes pour les plus petits délits.
L’application d’une condamnation maximum pour une agression minimum doit être justifiée de quelque manière. Soit le système de condamnation doit rester ignoré du public, soit le délit doit être perçu comme une épouvantable perturbation de l’ordre social. À l’heure actuelle, la position de l’État en matière de délit et de cyberespace semble neutre, dans la mesure où il ne s’engage ni dans un sens ni dans un autre. L’arrestation et la condamnation des hackers ne font pas les gros titres, et pourtant le gong de l’ordre et de la loi a déjà résonné. En 1990 l’opération Sundevil, un sérieux coup de balai des Services Secrets et des troupes institutionnelles dans les milieux hackers, a très peu mobilisé de la presse. Il fut publicité dans les milieux concernés, mais il n’y avait pas matière à produire un « 52 minutes » ou une émission de Phil Donahue. Difficile de dire, en tout cas, si l’absence de publicité de la part des Services Secrets était intentionnelle ou non. Certaines firmes ne souhaitent pas attirer l’attention sur leurs petites troupes d’intervention, et les Services Secrets n’aiment pas davantage promotionner leurs tactiques gestapistes, comme la confiscation des biens de citoyens sur qui ne pèse aucune charge ; ni les uns ni les autres ne souhaitent encourager le comportement hacker en révélant le pouvoir de l’accès “criminel” au cyberespace. Du point de vue de l’État, le fait de circonscrire la peur de la condamnation à la seule technocratie est stratégique, les dissidents restant alors l’incarnation de démons œuvrant à la destruction de la civilisation. Cependant, il lui sera difficile de désigner un jeune techno-fan comme le “méchant” de la semaine, face à des Noriega, des Saddam Hussein, des Khadafi, des Khomeiny ou un quelconque individu impliqué dans une affaire de drogue – fut-il consommateur ou chef de cartel. Pour rendre l’affaire publique, il faudra bien plus qu’une simple accusation d’intrusion ; le “délit” devra provoquer la panique auprès du public.
Hollywood a déjà fait quelques suggestions à ce sujet, dans des films comme Die Hard II et Sneakers. Dans Die Hard II par exemple, des hackers terroristes s’approprient les ordinateurs de l’aéroport, les utilisent pour prendre des avions en otages, et parviennent même à en faire s’écraser un. Heureusement pour le public, ces scénarios restent de la science-fiction, mais c’est précisément grâce à ce type d’imagerie que l’on parviendra à restreindre les droits individuels, et à faire arrêter non seulement les criminels informatiques, mais également les dissidents politiques. Les autorités légales ne peuvent persécuter et faire arrêter les factions politiques que lorsque ce qu’elles pourraient faire suscite la peur chez les autres.
C’est là que réside la distinction entre crime informatique et désobéissance civile électronique. Un criminel informatique recherche le profit par des actions qui portent tort aux individus, alors que le résistant électronique n’attaque que les institutions. La résistance électronique inverse le système de valeurs du pouvoir (pour qui l’information vaut plus que l’individu), elle remet l’information au service des gens et non des institutions. L’objectif autoritaire est d’empêcher que l’on perçoive cette distinction ; toute résistance électronique doit relever de la criminalité. En faisant l’amalgame entre désobéissance civile électronique et actes criminels, on se donne la possibilité de verrouiller le cyberespace contre toute activité de résistance politique. Les attaques dans le cyberespace seront pénalisées à l’égal des violences dans l’espace physique. Quelques associations de gauche légales, comme l’Electronic Frontier Foundation, ont compris que le cyberespace niait les libertés fondamentales (de parole, de rassemblement et de presse) et agissent en conséquence ; mais leur travail consiste désormais à légitimer la distinction entre action criminelle et action politique. Les peines légales qui pèsent sur la désobéissance civile devraient également être appliquées à la désobéissance civile électronique. Néanmoins on peut s’attendre à ce que l’État et les associations institutionnelles opposent une résistance maximale à toute action légale de ce type. Si ces structures autoritaires refusent de garantir les droits fondamentaux des individus dans le cyberespace, il y a fort à craindre qu’elles ne tolèrent pas non plus une résistance soi-disant légitime.
Stratégies et tactiques de désobéissance civile électronique devraient être sans mystère pour les activistes. Elles sont identiques à celles de la désobéissance civile traditionnelle. La désobéissance civile électronique est une action non violente par essence, où les forces antagonistes ne s’affrontent jamais physiquement. Sa tactique première est l’intrusion et le blocage. Les forces contestataires doivent occuper entrées, sorties, canaux et autres espaces clés de façon à faire pression sur les autorités légitimes impliquées dans des actions criminelles ou non éthiques. Bloquer les canaux d’information revient à bloquer des lieux physiques ; cependant le blocage électronique peut entraîner une crise financière (ce qui n’est plus le cas du blocage physique) et dépasser le niveau local. La désobéissance civile électronique est une désobéissance civile revigorée. La désobéissance civile électronique est aujourd’hui ce que la désobéissance civile était hier.
Les activistes doivent avoir conscience des abus potentiels de la désobéissance civile électronique. Ils doivent choisir soigneusement les sites à perturber. Un groupe activiste ne bloquerait pas l’accès aux urgences d’un hôpital, de même les activistes électroniques éviteront de bloquer un site ayant le même type de fonction humanitaire. Supposons, par exemple, que la cible soit un laboratoire pharmaceutique abusivement prospère. Il faudra faire en sorte de ne pas endommager les données relatives à la fabrication et à la distribution de médicaments permettant de sauver des vies (quel que soit le profit extorqué grâce à ces médicaments). Une fois la société sélectionnée, les activistes auront l’intelligence de choisir pour sites d’occupation des bases de données de recherche ou d’analyse de consommation. La mise hors service d’un département « Recherche & Développement » ou « marketing » causera un retard considérable et coûteux. Le blocage de ces données donnera au groupe résistant une base de négociation, sans pour autant pénaliser ceux qui ont besoin de leur traitement. À défaut d’un d’accord, ou dans le cas d’une tentative de reprise des données, l’éthique veut que celles-ci ne soient ni détruites ni endommagées. Enfin, aussi tentant que cela puisse être, on s’abstiendra d’attaquer électroniquement les individus proches de cette société (assassinat électronique) – ses dirigeants, ses gérants ou ses ouvriers. On n’écrasera ni n’occupera leurs comptes en banque, on n’effacera pas leurs avoirs. On s’en tiendra à l’attaque des institutions. L’agression individuelle ne satisfait qu’un désir de vengeance, et est sans aucun effet sur la politique du gouvernement ou des affaires.
Bien qu’on puisse le concevoir facilement, ce modèle reste de la science-fiction. Il n’existe aucune alliance entre les hackers et les organisations politiques spécifiques. Coopération et actions concentrées profiteraient à tous, mais la structure aliénante de la division complexe du travail maintient bien séparés ces deux segments sociaux plus efficacement que ne le ferait n’importe quelle force de police. Le hacker doit entretenir sa formation technique en permanence, rester branché et affûter son talent comme un rasoir. Cet impératif éducatif a deux conséquences : premièrement, il prend du temps, laissant peu ou pas de loisirs pour s’informer sur des causes politiques spécifiques, élaborer un point de vue critique ou repérer des sites contestataires. Sans une telle information, la politique des hackers restera extraordinairement imprécise. Deuxièmement, cette rééducation permanente confine les hackers dans leurs salles de classes hermétiquement closes. Ils manquent de contact avec des personnes extérieures à leur sous-classe technocratique. Les activistes politiques traditionnels ne sont pas mieux lotis. Laissé aux oubliettes de l’histoire, ce sous-groupe politique doit savoir ce qu’il faut faire et ce qu’il faut viser, mais n’a pas les moyens effectifs de réaliser ses désirs. Aussi calés soient-ils en ce qui concerne leur propre cause, ils sont trop souvent enfermés en assemblée, débattant du monument du capital mort qui sera leur prochaine cible. Nous avons là deux groupes motivés, animés par les mêmes objectifs anti-autoritaires, mais incapables d’établir le contact. Alors que le premier vit ‘en-ligne’, le second vit dans la rue, et tous deux sont, sans le savoir, victimes d’une absence de communication, dont ni l’un ni l’autre ne sont responsables. Il faut mettre un terme à la scission entre savoir et compétence technique, et éliminer les préjudices invoqués de part et d’autre (l’intolérance des hackers pour les handicapés technologiques et l’intolérance des activistes pour les non-politiquement-corrects).
La scission hacker/activiste n’est pas la seule difficulté qui relègue la désobéissance civile électronique au royaume de la science-fiction. L’organisation d’alliances potentielles est tout aussi problématique.L’activisme de gauche est traditionnellement fondé sur les principes de la démocratie – c’est-à-dire sur la foi dans la nécessité de l’inclusion. Il est convaincu que, le moyen de pression absolu étant le plus grand nombre, la masse populaire doit être organisée de manière à affirmer sa volonté collective. Une stratégie dont les faiblesses sont assez évidentes. Premier point faible, la foi en une volonté collective. La masse populaire étant divisée selon de nombreuses variables sociologiques – race/ethnie, sexe, sexualité, classe, éducation, activité, langue etc. – il est de toute évidence absurde de concevoir « le peuple » comme un monolithe consensuel. Ce qui satisfait les besoins d’un groupe peut être répressif ou oppressif pour un autre. Les organisations centralisées qui, fortes du pouvoir du nombre, tentent un bras de fer politique, se retrouvent dans une position particulière : soit le groupe a une taille conséquente, mais ne peut bouger en masse, soit il adopte une position idéologique ne convenant qu’à un groupe sociologique limité, et réduit sa taille d’autant. De plus, pour qu’une organisation, même la plus simple, puisse exister, il faut une bureaucratie. Celle-ci requiert à son tour une direction et donc une hiérarchie. Les instances de direction sont généralement bénévoles ; elles s’appuient le plus souvent sur le talent et la motivation, plus que sur des attributions, et fluctuent entre les membres ; pourtant, quand bien même tendrait-elle inexorablement vers la justice, la structure bureaucratique érode la possibilité de la communauté (au sens propre). Un tel modèle d’organisation oblige les individus à s’en remettre à un processus impersonnel sur lequel ils n’ont pas de contrôle réel.
Les choses sont encore plus déprimantes si on analyse l’usage qui est fait, à l’échelle globale, des principes démocratiques de centralisation. À ce jour, aucune organisation démocratique ne s’est ne serait-ce qu’approchée de la construction d’une résistance multinationale. Depuis que le pouvoir est devenu global, éviter l’attaque se résume au déplacement des opérations en un lieu où la résistance est absente. Mieux encore : compte tenu des conditions du pluralisme, l’intérêt national est une notion variable – une politique valide dans un contexte national devient répressive ou oppressive dans un autre. L’action démocratique collective peut se révéler faiblement efficace au (micro-)niveau local, et quasiment inutile à un macro-niveau ; la complexité de la division du travail empêche le consensus, et il n’y a aucun dispositif qui permette de l’organiser.
L’idée que puissent se réaliser les fantasmes des hackers, à savoir une nouvelle avant-garde, au sein de laquelle une classe technocratique de résistants agirait au nom du “peuple”, est suspecte à tous niveaux, même si elle est moins fantaisiste que celle de l’union des prolétaires de tous les pays. Une avant-garde technocratique est théoriquement possible, le dispositif nécessaire à son développement étant déjà en place. Mais, dans la mesure où la technocratie est massivement constituée de jeunes-mâles-blancs-du-monde-industrialisé, il y a lieu de se demander quels en seront les enjeux. « Qui parle pour qui ? » Redoutable question qui surgit dès que l’on aborde l’idée d’avant-garde.
La question de la résistance implique donc trois aspects : 1) comment la notion d’avant-garde peut-elle se combiner avec celle de pluralisme ? 2) quelles sont les stratégies et les tactiques nécessaires pour combattre un pouvoir décentralisé constamment en mouvement ? 3) comment doivent s’organiser les unités de résistance ? Certes, il n’y a pas de réponse définitive, mais CAE aimerait faire les propositions suivantes. Le recours au pouvoir du nombre – des syndicats aux organisations activistes – a échoué, parce qu’une telle stratégie nécessite un consensus au sein de la partie résistante et l’existence d’un ennemi central présent. Cependant, en dépit d’une absence de consensus sur l’action à mener, la plupart des organisations partagent un objectif commun : la résistance au pouvoir autoritaire. Par contre il n’y a aucun consensus, même en terme d’objectifs, en ce qui concerne les bases pratiques de ce pouvoir. La perception de l’autoritarisme varie selon l’endroit d’où un groupe sociologique donné exprime sa résistance au discours et à la pratique autoritaire. Comment alors redéfinir la situation de manière constructive ? Une prédisposition anti-autoritaire n’est utile que lorsque la notion de monolithe démocratique est vaincue. Le combat contre un pouvoir décentralisé implique des moyens décentralisés. Il faut laisser chaque groupe résister de l’endroit qui lui semble le plus approprié. Ce qui signifie que l’action politique de gauche doit se réorganiser en terme de cellules anarchistes, une configuration qui permet à la résistance d’attaquer à partir de différents points, au lieu de se concentrer sur un seul point (et, de ce fait, partiel). Dans ce genre de micro-structure, les individus peuvent parvenir à un consensus intelligent, fondé sur la confiance réciproque (la véritable communauté), plutôt que sur la confiance dans le processus bureaucratique. Chaque cellule construit sa propre identité, tout en préservant les identités individuelles ; chaque individu dans la cellule garde à chaque instant une personnalité multi-dimensionnelle, qui ne peut être réduite à une pratique particulière.
Comment un petit groupe (de quatre à dix personnes) peut-il avoir un quelconque impact politique ? Question difficile, qui trouve sa réponse dans la construction de la cellule. La cellule doit être organique ; c’est-à-dire qu’elle doit être constituée d’éléments interconnectés, travaillant ensemble pour former un tout supérieur à la somme des éléments. Pour être efficace, il faudra en finir avec le schisme entre savoir et compétence technologique. Pour cimenter les éléments entre eux, on préférera une perspective politique partagée à une interdépendance issue du besoin. On évitera le consensus des compétences identiques, l’efficacité de la cellule nécessitant des compétences variées. Activiste, théoricien, artiste, hacker et même avocat feront une bonne combinaison – un mélange de savoir et de pratique. Une fois la cellule en place, la désobéissance civile électronique devient alors une option viable, et, comme nous l’avons expliqué dans cet essai, elle fera au moins entendre ses revendications. Autre avantage, la cellule peut opter pour un partage des ressources financières, qui permettra l’achat du minimum de matériel nécessaire. Les frais de justice potentiels sont également un argument en faveur de la centralisation – l’espérance de vie de ces cellules pourrait être réduite. Convenons-en, l’illégalité toxique de l’action politique électronique est largement responsable du fait que cette histoire est reléguée au chapitre de la science-fiction.
La désobéissance civile électronique n’est qu’une première étape vers des cellules plus radicales. Autre possibilité, la violence électronique, comme les détournements de données ou les accidents systèmes. Ces tactiques relèvent-elles d’un nihilisme de mauvais aloi ? CAE ne le croit pas. Depuis que la révolution n’est plus une solution viable, la négation de la négation semble être la seule forme d’action réaliste. Deux siècles de révolution et de quasi-révolution n’ont cessé de nous imposer leur leçon historique : la structure autoritaire ne saurait être écrasée ; on ne peut qu’y résister. Chaque fois que nous avons ouvert les yeux, après nous être égarés sur le sentier lumineux de la révolution glorieuse, nous avons retrouvé une bureaucratie toujours debout. Nous avons perdu Coca-Cola, et Pepsi-Cola a pris sa place – ça a l’air différent, mais ça a le même goût. Il est donc inutile de craindre qu’un beau jour au réveil nous trouvions la civilisation détruite par des dingues anarchistes. C’est une fiction mythique fabriquée par l’État sécuritaire pour distiller dans le public la peur de l’action effective.
Les programmes centralisés ont-ils encore un rôle à jouer dans la résistance ? Les organisations centralisées ont trois fonctions. La première est de diffuser l’information. La prise de conscience du spectacle et de sa production devrait être aux mains de contre-bureaucraties centralisées. Il faut de l’argent et des équipes de travail pour chercher, fabriquer, concevoir et diffuser une information contraire aux objectifs de l’État. La seconde fonction est le recrutement et la formation. On n’insistera jamais assez sur le fait qu’il faut multiplier les bases pour former des lettrés technologiques. Croire qu’un nombre suffisant de personnes auront l’inclination et l’aptitude à devenir des résistants techniquement éduqués, revient à dire qu’il y aura pénurie de résistants technocrates pour remplir la cellule, et que la base sociologique ne sera pas assez large. (Si l’éducation technologique n’est pas plus répandue qu’elle ne l’est aujourd’hui, l’attaque sera terriblement biaisée au profit de quelques revendications choisies.) Enfin, les organisations centralisées peuvent jouer le rôle de consultant dans le cas où une institution autoritaire aurait décidé de se réformer. Eventualité réaliste qui se produirait, non en raison d’un revirement idéologique militaro-industriel, mais parce qu’il serait moins coûteux de réformer que de continuer à se battre. Le fétichisme autoritaire à l’égard de l’efficacité est un allié qu’il ne faut pas sous-estimer.
Les organisations centralisées n’ont qu’une seule chose à faire : rester en dehors de l’action directe. Laisser la confrontation aux cellules. Infiltrer l’activité des cellules n’est pas facile. (Non pas qu’il soit difficile de surveiller les activités des cellules, mais la difficulté augmente avec leur nombre). Si les cellules sont en nombre suffisant, travaillent en “aveugle” et sont efficaces à l’intérieur comme à l’extérieur, alors l’autorité pourra être contestée. Le fondement de la stratégie de résistance reste identique – s’approprier les moyens de l’autorité et les retourner contre elle. Cependant, pour que cette stratégie ait un sens, la résistance – comme le pouvoir – doit se retirer de la rue. Il nous faut prendre conscience que le cyberespace est un lieu et un dispositif de résistance. Il est temps maintenant de mettre en acte un nouveau modèle de pratique résistante.
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Appendice I : La Nouvelle Avant-Garde
CAE craint que certains lecteurs soient quelque peu indisposés par le terme “avant-garde” employé dans cet essai. Après tout, une avalanche de textes, signés par les meilleurs critiques, nous a répété avec insistance pendant les dix dernières années que l’avant-garde était morte et reposait en bonne place dans le cimetière de la Modernité avec ses rejetons – l’original et l’auteur. Cependant, il existe peut-être une potion magique capable de réanimer ce cadavre. Le concept s’étant quelque peu décomposé, nul ne s’attend à ce que ce zombie ressemble à ce qu’il était, mais il pourrait encore avoir sa place dans le monde des vivants. L’avant-garde d’aujourd’hui ne peut pas être l’entité mythique d’antan. Plus question de croire que les artistes, les révolutionnaires et les visionnaires soient capables de se libérer de la culture pour entrevoir les nécessités de l’histoire ou celles du futur. Il ne serait pas réaliste non plus de penser qu’un parti d’individus à la conscience sociale éclairée (par-delà l’idéologie) ait réussi à conduire le peuple vers des lendemains glorieux. Pourtant, il existe une forme moins attrayante d’avant-garde (au sens utopique). Pour simplifier, supposons que dans le contexte social actuel, il se trouve des individus qui s’opposent aux diverses institutions autoritaires, et que chacun(e) se soit allié(e) à d’autres sur la base d’une solidarité identitaire (race, ethnie, préférence sexuelle, classe, sexe, religion, opinions politiques etc) formant ainsi des groupes/organisations qui combattent les mécanismes et les institutions jugées oppressives, répressives, exploitant l’homme etc. Du point de vue théorique, chacune de ces alliances joue un rôle contestataire respectable et appréciable ; mais, en pratique, elles ne sont en aucun cas égales. Sans aucun doute, certains groupes auront plus de ressources que d’autres ; autrement dit certains auront accès à la richesse, au prestige, aux équipements, à l’éducation et aux compétences techniques. Typiquement, plus grandes seront les ressources, plus le groupe aura d’impact. Aux capacités d’accès viendra s’ajouter le positionnement du groupe dans les sphères du politique, du numérique et du spatio/géographique, lequel modifiera également son efficacité. (Impossible ici de faire le catalogue des possibilités.) Prenez l’exemple d’un groupe important, très visible, radicalement marginal, œuvrant au changement de la politique nationale ; il aura un assez bon accès aux ressources, mais subira une contre-résistance inflexible de la part de l’état qui neutralisera son pouvoir potentiel. La destruction rapide du Black Panthers Party par le FBI est l’exemple même de cette vulnérabilité. Un groupe libéral relativement important et doté de solides ressources opérant localement se verra opposer une moindre résistance. (D’où la croyance tout à fait fausse selon laquelle la politique changerait globalement et pacifiquement si chacun agissait localement à son niveau. Malheureusement l’action locale n’affecte pas les politiques nationales ou globales, car la somme des enjeux locaux n’est pas égale aux enjeux nationaux.) Autre exemple, en Floride du Nord, une alliance entre divers groupes Verts est parvenue à empêcher les compagnies pétrolières d’avoir accès à la côte et protéger ainsi forêts et réserves locales des spéculateurs fonciers et des lotisseurs ; pourtant, un tel succès n’est en aucun cas représentatif de la situation nationale ou internationale du mouvement des Verts. Alors, quelle configuration de groupe choisir pour obtenir des résultats d’envergure, en matière de perturbation du paysage politico-culturel ? C’est à cette question que CAE a tenté de répondre dans cet essai. Nous le redisons ici : des constructions cellulaires consacrées à la perturbation de l’information dans le cyberespace. Le problème est l’accès. L’éducation et les compétences techniques nécessaires ne sont pas si répandues et le plus souvent monopolisées (même si ce n’est pas par volonté individuelle) par un groupe bien spécifique (les jeunes mâles blancs). Des éducateurs activistes devraient et, dans bien des cas, sont déjà en train de travailler dur pour remédier à ce problème d’accès, bien qu’il semble quasiment insurmontable. Les forces contestataires, elles, ne peuvent pas attendre que le problème soit résolu.Il n’y a qu’en théorie qu’on vit grâce à ce qui devrait être ; en pratique on doit faire avec ce qu’on a. Ceux qui sont prêts et expérimentés doivent maintenant construire le modèle de la résistance électronique. Prêts et désireux de faire exister ces modèles au cœur de la nouvelle frontière du cyberespace. C’est en eux que CAE voit une nouvelle avant-garde, une avant-garde technocratique porteuse d’un mince espoir de résistance réelle au niveau national et international, et qui, contrairement à son prédécesseur moderniste, l’intelligentsia, n’a pas à organiser “le peuple” pour réussir. Comme l’accès aux ressources, cette nécessité ou ce désir reste un problème pour les forces de la démocratie. L’avant-garde se fonde sur cette dangereuse notion d’une classe d’élite à la conscience éclairée. La crainte qu’un tyran ne succède à un tyran est ce qui rend l’avant-gardisme si suspect aux yeux des égalitaristes qui, à leur tour, en reviennent aux pratiques locales plus fermées.Bien que CAE ne souhaite décourager ni dénigrer aucune des nombreuses configurations de résistance (démocratique), il semble que les seuls groupes qui affronteront le pouvoir avec succès seront ceux qui auront choisi le cyberespace pour arène de contestation ; une force d’élite semble donc avoir les meilleures chances. Le succès des configurations résistantes locales et régionales dépend en partie du succès de l’avant-garde dans le domaine causal du virtuel. La meilleure description, selon CAE, en est le tâtonnement de l’aveugle. L’avant-gardisme est un pari, et les chances sont faibles, mais jusqu’à nouvel ordre, c’est le seul jeu en ville.
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Appendice II
Note sur l’absence, la terreur et la résistance nomade
Dans TED, CAE soutenait qu’un changement majeur dans la représentation du pouvoir avait eu lieu au cours de ces vingt dernières années. Par le truchement de différents types de spectacles (média, architecture etc.), le pouvoir se représentait lui-même comme une force sédentaire visible ; mais il s’est désormais retiré dans le cyberespace, où il peut parcourir le globe de façon nomade, toujours absent pour les forces contraires, toujours présent là où l’opportunité frappe à la porte. Dans ECD, CAE souligne qu’à toute stratégie répond une contre-stratégie. Puisque le cyberespace est accessible à toute la classe technocratique, le résistant peut avoir recours lui aussi, de l’intérieur de cette classe, aux tactiques et aux stratégies nomades. Il va de soi que le souci essentiel de la cyber-police militaro-industrielle (le National Computer Crime Squad du FBI, les Services Secrets et le Computer Emergency Response Team) est que des groupes et des individus contestataires (des groupes “criminels” selon les termes de l’autorité) les emploient en ce moment même. La cyber-police et ses maîtres d’élite vivent sous le signe de la catastrophe virtuelle (autrement dit anticiperont le désastre électronique qui pourrait se produire), tout comme les opprimés ont vécu sous le signe de la guerre virtuelle (celle que nous préparons toujours, mais qui ne viendra jamais) et de la surveillance virtuelle (savoir que nous pouvons être vus par l’œil de l’autorité).
La vague actuelle de paranoïa a commencé au début de l’année 1994 avec la découverte des programmes “renifleurs”. Apparemment certains crakers collectionnent les mots de passe pour des raisons inconnues. La réaction de la cyber-police était prévisible : elle est convaincue que ceux qui agissent ainsi le font avec des intentions criminelles. Le développement de tactiques de détournement de données, où les criminels demandent une rançon contre des données précieuses, est son principal souci. Les motifs de tels actes ne peuvent être que criminels. (C’est typiquement la politique américaine – criminaliser l’action politique alternative, arrêter les coupables et affirmer en toute bonne conscience que les USA n’ont pas de prisonniers politiques.) Le CERT, le FBI et le SS semblent convaincus que les ados-hackers ont mûri et sont passés de la curiosité à la criminalité. Mais une chose bien plus intéressante est en train de se produire. La terreur du pouvoir nomade est affichée. L’élite globale doit se regarder dans le miroir et voir ses stratégies se retourner contre elle – la terreur face à son propre reflet. La menace est virtuelle. Il pourrait y avoir des cellules de crackers rodant, invisibles, prêts pour une attaque coordonnée contre le réseau – pas une attaque contre une institution particulière, mais une attaque contre le réseau lui-même (c’est-à-dire contre le monde entier). Une attaque organisée contre les routeurs pourrait faire tomber la totalité de l’appareil du pouvoir électronique. La vulnérabilité du cyber-dispositif est connue et maintenant l’ombre de la catastrophe virtuelle plane sur ceux qui l’ont inventé. Comme l’a dit James Settle, fondateur et chef du National Computer Crime Squad du FBI : « Je ne pense que ce qui est visible soit ce qu’il faille redouter. Ce qu’indique cette activité visible, cependant, c’est que nous avons vraiment un gros problème... Quelque chose couve, mais personne ne sait vraiment quoi. » Le slogan de la machine-vision fait écho à la rhétorique de Settle : « Si je peux le voir, c’est que c’est déjà mort. » En même temps, le contraire – ce que Settle appelle « le côté obscur » – est là, planifiant, complotant. Le pouvoir nomade a créé sa propre nemèsis – sa propre image. Ce qui amène à penser que l’ECD, en tant que tactique dévoilant la nature du pouvoir nomade, est déjà dépassée sans même avoir été essayée. Il n’y a pas besoin d’action réellement “illégale”. Du point de vue du terrorisme traditionnel, l’action capable de révéler la cruauté du pouvoir nomade n’a besoin d’exister que dans l’hyper-réalité, c’est-à-dire sous forme d’activités se bornant à révéler la possibilité d’un désastre électronique. À partir de ce moment-là, les stratégies hyper-réelles n’ont plus qu’à être ramenées au réel, ce qui veut dire que la classe technocratique (ceux qui sont capables de fomenter une résistance puissante) devra agir au nom de la libération du contrôle électronique sous le joug de l’élite nomade. La raison : ils n’auront pas le choix. Dans la mesure où les individus appartenant à cette classe sont les agents de la vulnérabilité même du royaume du cyberespace, la répression exercée sur eux sera formidable. Etant donné qu’il n’y a pas d’image du “côté obscur”, la police d’État n’aura pas de problème à y inscrire ses propres projections paranoïaques, augmentant ainsi la répression et poussant la situation vers une folie McCarthyste. Certes, chaque technocrate vendra cher sa souveraineté, mais CAE a du mal à croire que tout un chacun vivra ainsi heureux sous le microscope de l’accusation et de la répression. Il y aura toujours un contingent en pleine forme, qui préférera mourir libre que vivre contraint et sous contrôle dans une prison dorée. Le pouvoir nomade se trouve donc soudain dans une fâcheuse situation de visibilité sédentaire et d’espace géographique. Son second problème est que non seulement une attaque dans le cyberespace provoquerait la chute de l’appareil du pouvoir, mais que les attaques de domaines particuliers sont également possibles. Ce qui signifie que l’ECD peut être efficacement mise en œuvre. Même si le pouvoir nomade empêche tout théâtre d’opérations contraire à ses besoins et à ses objectifs de surgir dans l’espace physique, dès lors qu’un groupe résistant pénètre dans le cyberespace, il lui est facile de trouver et de faire le siège des domaines appartenant à l’élite. Les hordes de barbares – les vrais nomades du cyberespace – sont-elles prêtes à déferler sur les territoires bien ordonnés de la civilisation électronique ? C’est à voir. (Si les hordes font bien leur travail, on ne les verra jamais. Les domaines attaqués se tairont, ne souhaitant pas afficher leur propre insécurité, pas plus qu’une banque en faillite ne rend public son déficit.) Les hordes ont un avantage : elles sont sans domaine, totalement déterritorialisées et invisibles. Et dans le royaume de l’invisible, qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui est hyper-réel ?
La police elle-même n’est sûre de rien.
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2. Résister au Bunker
On ne saura sans doute jamais de quelle manière on a découvert que l’inventivité et la créativité des travailleurs culturels n’avaient pas uniquement pour but de maintenir l’ordre symbolique traditionnel, mais on ne peut que s’en réjouir. Depuis cette prise de conscience magique et mythique, il y a environ deux cents ans, nombre d’interventions de toutes sortes ont eu lieu. La plus populaire est bien évidemment une déjection de cette classe montante qui, la première, émit l’idée d’intervention systématique (de révolution) : à savoir la Bourgeoisie. À l’aube du xxe siècle, cette bande d’anti-féodalistes convoyeurs d’armes, gérants d’ateliers de misère et ramasseurs de fric prit le contrôle. Une fois l’ordre social réorganisé selon un schéma propre à cette nouvelle élite dirigeante, ses membres mirent au point des stratégies et des tactiques empêchant toute autre intervention à grande échelle. Ces débutants politiques se virent confrontés à un problème : construire un système de défense qui ne soit pas perçu comme tel, ou, en d’autres termes, décider de la manière dont l’investissement du capital pouvait être renforcé sans restreindre le libre flux de la production et de la consommation. Depuis lors, stratégies, tactiques et technologies, concourant au succès de cet objectif, ont vu le jour à un rythme qui a mené la compétition dans une impasse.
Prenez l’exemple de la restructuration de Paris sous la férule du stratège Haussmann. On y voit une jeune société bourgeoise mettant en œuvre ses objectifs, comme le démontrera avec force la chute de la Commune de Paris. Pour justifier ce grand ravalement de façades, on argua de la création d’une ville plus touristique et de la nécessité d’éviter les ravages de la croissance industrielle tels que Londres les avait connus. Mais la véritable signification de la restructuration devint terriblement claire avec les Communards : ceux-ci réalisèrent avec horreur qu’ils ne pouvaient plus défendre la ville, car les brèches ouvertes dans les remparts extérieurs rendaient inefficace leur ancien mode de défense ; les barricades ne faisaient plus le poids face à la lourde infanterie armée déployée sur les grands boulevards. L’édification de la forteresse parisienne fut particulièrement impressionnante car elle témoignait de la première application de l’idée d’ouverture de l’espace comme moyen de fortification.
Certes, les temps ont changé, mais le principe de la fortification est plus profondément que jamais ancré dans la société. Le paysage social n’est lui-même qu’une succession de bunkers. Sa forme la plus ancienne, la bureaucratie, est parvenue à son plus haut niveau avec la société bourgeoise. La fonction essentielle de ce système d’organisation sociale est de s’auto-perpétuer. À cet effet, elle est conçue pour résister aux guerres, aux révolutions et aux catastrophes naturelles. Dans ses archives permanentes il y a l’histoire – preuve de ce qui a été et de ce qui n’a pas été. La bureaucratie est une forme concrète de mémoire ininterrompue, officielle et légitimisée.
De nouvelles formes de bunker ont fait leur apparition. Le plus extraordinaire est sans aucun doute incarné par les mass-médias. Dans ce bunker englobant, les stratégies de la forteresse ouverte ou fermée implosent. Les mass-médias amènent le monde au spectateur, mais le monde est également tenu en échec tandis que le spectateur, à jamais coupé des autres individus et de l’espace communautaire, regarde fixement l’écran. Ce type de bunker est à la fois matériel et idéel. D’un côté, il fait office de garnison abritant les images (les troupes). De l’autre, il est la confirmation d’une réalité sponsorisée par l’État ; il renforce et pérennise les notions réifiées de classe, de race et de sexe. Dans leur totalité spectaculaire, les bunkers colonisent la pensée et donnent naissance au micro-bunker de la réification, qui devient à son tour très difficile à pénétrer et à détruire.
Les bureaucraties, les usines, les galeries commerciales, les stations de travail, les médias – sont tous des produits de l’esprit de la forteresse. Le spectacle de ces bunkers tend à donner l’illusion de la sociabilité, de l’interaction publique et du libre-choix, mais son rôle est en fait de renforcer la séparation déjà inhérente à la division du travail, et de canaliser le producteur/client dans un cycle de travail forcé et de consommation.
Le bunker est le fondement de l’homogénéité : à une situation donnée répond une action spécifique. Dans une galerie commerciale, par exemple, on ne peut que consommer. C’est le bunker de l’inconfort perpétuel. Aucun endroit où se reposer à moins de consommer (les cafétérias en général), et même dans ce cas, les aménagements sont des plus inconfortables, afin que le consommateur se dépêche de finir et rejoigne le flot dynamique errant de boutique en boutique. La galerie commerciale est le miroir de la chaîne de montage et de sa rotation des ouvriers à des tâches spécialisées. Intensification de la consommation/intensification du travail : difficile de faire la différence. Travail et consommation sont les murs du bunker connu sous le nom de monde social.
Dans la mesure où la domination par l’apparence a été sans cesse repoussée aux marges du pouvoir, il est inutile de faire de la perturbation du bunker le cœur de l’activité résistante, mais il faut en maintenir le siège, surtout en ce qui concerne les bunkers idéels. Dans la bataille sans fin pour l’autonomie individuelle, leur perturbation permanente est essentielle. Troubler l’ordre symbolique du bunker a été, de tout temps, une technique standard de l’action culturelle contestataire et elle doit garder une place dans l’activisme culturel de demain. Notre siècle a produit deux modèles de perturbation. Le premier, de type sédentaire, tente de construire un contre-spectacle monumental qui concurrence (et, on l’espère, écrase) l’ordre symbolique du bunker. Le second est le modèle nomade qui cherche à saper cet ordre par des méthodes plus éphémères, plus évolutives. À l’heure actuelle, le premier modèle semble dominer, au moins en matière de discours sur la résistance culturelle. (En pratique, c’est difficile à dire dans la mesure où le second modèle ne souhaite pas attirer l’attention. Sait-on jamais ? – une armée de guérilleros culturels est peut-être à l’œuvre, là, à côté de nous, mais personne n’est en mesure d’évaluer le phénomène.) Selon CAE, cette tendance est fâcheuse car le modèle sédentaire semble soutenir la conscience du bunker, plus qu’il ne la démolit.
Au-delà de leur intention contestataire, les modèles nomade et sédentaire ont quelques similitudes. La pédagogie est le “texte” qui sous-tend toute représentation interventionniste. On espère que les participants et les spectateurs engageront un dialogue qui leur permettra de briser les barrières idéologiques du bunker et qu’ils gagneront en retour une certaine dose d’autonomie (l’affirmation de leurs propres désirs et le contrôle de leur environnement). Le travail proprement dérangeant (nous ne voulons pas dire par là “choquant”) de la représentation culturelle aidera chaque individu à progresser vers une meilleure subjectivation – il/elle saura se détacher de l’objectivation de la machine. Mais, hormis ce point commun, les tenants des deux écoles sont de moins en moins d’accord.
Ceci étant dit, quel est le modèle qui satisfait le mieux l’objectif visé, à savoir de former des sujets avertis par le dialogue et l’apprentissage mutuel ? CAE prétend que le modèle nomade est beaucoup plus efficace. Nous ne contestons pas les bonnes intentions de ceux qui adhèrent au modèle sédentaire, mais nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’il y a mieux à attendre de tant d’efforts.
Le problème tient en partie au fait que ce modèle articule mal méthodes et objectifs. Différentes variétés d’art public, d’intervention et communautaire, tombent dans cette catégorie. Mais quel est alors l’objet de ce modèle ? Au mieux, CAE y voit l’intention de produire des images destinées sciemment à interagir avec leur environnement physique et idéel, et de les placer au-delà de strictes considérations esthétiques (spatiales) dans la sphère socio-politique dynamique. (Il est clair qu’on peut mettre à la casse les vieilles structures formalistes abstraites [le plop art] faites de poutrelles d’acier et de dalles de fer ; elles sont répugnantes et indignes de figurer dans le contexte d’images résistantes, au même titre que les monuments du statu quo). Cette définition étant donnée, il faut maintenant se demander comment différencier le travail critique dans un musée de celui qui est présenté dans un espace “public”, lieu de prédilection pour l’essentiel de l’art à tendance interventionniste se référant au modèle sédentaire. En réalité, il n’y a pas de différence. L’espace public n’existe pas, si ce n’est comme réification. Dès lors qu’il tombe dans le domaine social, l’art en général, critique ou non, n’existe que dans des espaces administrés, socialement stratifiés.
L’art public n’existe pas, car il n’y a pas d’espace public. Le principe fondamental de la société rationnelle, tel qu’il s’exprime dans l’esprit de la forteresse, est de gérer chaque arpent de territoire et de bureaucratiser toute action sociale. Un tel contexte interdit aux gens de se rassembler librement, de concevoir des projets, y compris dans ce que l’on appelle “la propriété publique” (une contradiction dans les termes). Les zones autonomes reconnues, où chacun pouvait s’exprimer librement (sur la politique ou tout autre sujet) ont disparues depuis longtemps, si tant est qu’elles aient jamais existé. Où va-t-on exposer une œuvre publique ? Dans un champ de maïs ? C’est une propriété privée. Dans la rue ? Elle gênerait la circulation et perturberait la fonctionnalité intentionnelle de la rue elle-même. Dans un parc ? Euh, oui... si on a obtenu les autorisations nécessaires et rempli et enregistré les formulaires. De plus, le parc est conçu pour une certaine forme de loisir organisé ; donc toute œuvre placée dans son environnement doit être en conformité avec cette structure sociale. Seuls ceux à qui on peut faire confiance pourront éventuellement mener à bien leur projet éphémère – autrement dit ceux qui ont été bien formatés par la bureaucratie (en général via les camps d’entraînement que sont les écoles d’art), et qui connaissent la procédure (le meilleur moyen d’y parvenir est probablement de se faire des relations pendant la période d’études). La personne qui a les qualifications requises et la reconnaissance publique (autant dire une bonne note en acceptation de la bureaucratie) pourra être autorisée à installer un travail permanent, mais seulement si le public (id est la bureaucratie qui gère le secteur) pense qu’un tel projet est nécessaire. Par conséquent, non seulement il n’y a pas d’espace public, mais les membres du public qualifiés pour réaliser des œuvres publiques sont très rares. Le problème ici est qu’on oublie un peu facilement que la propriété n’est pas un préalable à la territorialisation. Pour coloniser un territoire, il suffit d’en avoir le contrôle. Pour revenir à la devinette du début : quand une forteresse n’est-elle pas une forteresse ? L’une des réponses est : quand elle est dans la sphère publique.
Peut-on en dire autant de l’art communautaire ? Tout d’abord le mot “communauté” lui-même est problématique. Il a été largement utilisé et réduit à un point de non-signification absolu. (L’abus de l’oxymoron “la communauté internationale” est encore plus emblématique.) Dans la rhétorique usuelle, “communauté” signifie un groupe de personnes ayant un point commun. Ce terme a une connotation de sympathie si celui qui parle est en dehors du groupe, ou d’identification s’il en fait partie. D’où le fait que des termes comme “la communauté gay” ou “la communauté africaine” se sont répandus. En général, il s’ensuit une seconde connotation – ces groupes sont des acteurs notoires de la grande histoire de la victimisation (d’où provient en partie la sympathie lorsque le terme est employé par un élément externe. Une expression plus acceptable que “vous autres”. Cette connotation explique aussi pourquoi il n’y a pas de communauté de mâles blancs). Enfin le terme “communauté” désigne également la population d’un lieu donné, habituellement un quartier. Les limites en sont souvent mal définies, les caractéristiques ethnographiques et géographiques se mélangeant pour s’adapter à la situation bureaucratique. Ces “communautés” sont parfois importantes en terme de population, et trop vastes pour que la moindre interaction personnelle puisse se développer entre les individus. De plus, les affiliations institutionnelles extrêmement complexes et variées des membres résidant sur un territoire précis viennent perturber la solidarité sociale fondée sur la race-ethnie ou la géographie.
Au-delà de ces définitions, un groupe partageant une caractéristique ou un lieu, n’est pas une communauté, et n’en sera jamais une. La communauté (Gemeinschaft) ne peut exister que dans un ordre social régi par une division du travail minimale. La spécialisation économique et sociale qui découle d’une hiérarchie fétichisée n’encourage pas sa construction. Les communautés au sens propre tendent vers la sédentarité, avec pour unité de base globale la famille étendue, à son tour élargie à la superstructure de l’amitié. Entre ses membres il y a non seulement des liens non rationnels forts, mais aussi des normes sociales et des valeurs unificatrices et consensuellement validées par une solidarité spirituelle (s’exprimant souvent sous la forme d’une religion commune). Ce sont tous les éléments de la vie sociale qui sont partagés et pas uniquement un caractère génétique, une échelle de valeur ou un arpent de terre. (Notez que CAE ne souscrit pas au romantisme de cette forme d’organisation sociale, en affirmant qu’elle est nécessairement la plus juste et la plus désirable ; elle est sans aucun doute porteuse de formidables abus et elle l’a prouvé historiquement.) Bien qu’on puisse trouver aux États-Unis quelques enclaves qui pourraient répondre au nom de communauté, c’est un phénomène social extrêmement rare. Tout comme pour l’espace public, il y a lieu de poser la question : « Quelle communauté !? »
Quoi que puissent en dire certains artistes, et en dépit du fait que “l’art communautaire” est devenu un genre bureaucratique reconnu, peu d’œuvres se rattachent à la “communauté”. Dans la plupart des cas, il s’agit en réalité de projets avec des bureaucraties locales. Aucun artiste ne peut simplement arriver en territoire étranger et s’y intégrer. Il faut des années de recherche participative pour y parvenir. Quoi qu’il en soit, en admettant qu’un artiste ait navigué avec succès dans la bureaucratie culturelle et ait trouvé de quoi financer un projet “communautaire” (on lui donnera en général un an pour faire ses preuves), comment donc parviendra-t-il/elle à infiltrer cette “communauté” ? Le plus simple est que le projet passe par la médiation d’une bureaucratie qui se réclame de ladite communauté. On sélectionne alors une école, un centre communautaire, une église, une clinique etc., désireuse d’y participer. Les experts de l’institution choisie seront les représentants de la communauté et façonneront le projet selon leurs spécifications au cours d’une négociation qui prendra également en compte les désirs de l’artiste. Quand le processus arrive à son terme, qui s’est réellement exprimé ? Dans la mesure où l’essentiel de la négociation politique ne se fait pas avec des individus sur le terrain, mais avec ceux qui affirment les représenter, et qu’elle est ensuite reformulée selon les paramètres bureaucratiques imposés par les donateurs financiers, quelle part d’action autonome directe reste-t-il ? Très peu. Ce qui reste, c’est la représentation d’une représentation (le point de vue bureaucratique de l’artiste et de ses médiateurs).
Il y a là trois problèmes. Premièrement, la rationalisation, déjà mentionnée, de tous les territoires par des institutions tournées vers l’auto-perpétuation réduit le dialogue public à son strict minimum. Deuxièmement, les ensembles sociaux monolithiques n’existent pas dans le cadre d’une division du travail hyper-complexe. Un problème qu’illustre toute l’histoire de la gauche. Le féminisme, par exemple, ne parle pas au nom de toutes les femmes ; le féminisme institutionnalisé ne parle pas au nom de toutes les féministes. Une bureaucratie ne peut s’exprimer ni au nom d’un ensemble social, ni au nom des membres d’un territoire x fortement peuplé.
Le dernier problème, c’est la rationalisation de l’expérience collective. L’activité sociale à grande échelle doit être bureaucratisée. C’est le seul modèle d’organisation sociale complexe connu. Pour être efficace, il faut éliminer les éléments non rationnels du processus d’organisation. Et pourtant une expérience collective satisfaisante tient précisément à ces éléments. Au sein de CAE, par exemple, il y a des rapports de pouvoir, comme dans toute relation sociale ; cependant dans cette constellation sociale, le pouvoir ne prend pas la forme d’une domination. Un membre, peu spécialisé dans un certain domaine, fait appel à l’expertise d’un autre membre plus compétent. Même si l’un de nous n’est rationnellement pas certain de la décision prise par un autre, une confiance non rationnelle, développée au fil des années, fait que chacun a confiance dans la sagesse de l’autre. La raison pour laquelle une telle configuration sociale transcende l’aliénation est uniquement due à des éléments non rationnels d’affinité, d’amitié, de foi et de confiance. Ces éléments permettent à chaque individu du CAE de se réclamer d’une unité dans ses interactions avec les autres, au-delà des considérations d’échange et de contrat économique. C’est le type même de solidarité et de flux horizontal de pouvoir que cherche à éliminer la bureaucratie ; par contraste, la constellation sociale cellulaire compte parmi les rares expériences collectives où les personnes peuvent réellement parler pour elles-mêmes, et ce parce que leur individualité ne s’est pas perdue dans les mécanismes de l’organisation.
Les œuvres d’art dont la réalisation dépend de la bureaucratie sont bien trop planifiées pour avoir un quelconque pouvoir contestataire. À terme, ce sont des actes de soumission qui ne font que réaffirmer la hiérarchie et l’ordre rationnel. Il n’y a aucune prise de risque, car tout se fait au sein de la bureaucratie/bunker. Comment de telles œuvres peuvent-elles remettre en cause l’ordre dominant ? Dans quelle mesure égratignent-elles le bunker ? Le plus regrettable est que les laquais qui exécutent ces projets ne sont nullement libérés ; au contraire, plus le produit de la médiation parle pour eux, plus ils deviennent prisonniers des monuments qu’ils produisent.
Certes, le processus de création de l’art public souffre d’une sur-organisation, mais il est malheureux que son produit subisse lui aussi le même sort, car il n’y a pas de meilleure représentation visuelle du monologue tyrannique que le monument. On a généreusement saupoudré le territoire public de monuments ayant vocation à être des espaces réflexifs au sein desquels les individus peuvent communier avec le miracle et le mystère de l’État. En ces lieux, la voix contestataire est réduite au silence. La Nation tout entière y vit comme une seule et unique communauté, en harmonie, et tous les problèmes sociaux s’évanouissent. On n’entend plus que le doux murmure serein de l’État providence (un système qui ne jure que par le bien-être de ses citoyens). Prenez l’exemple du Mémorial des vétérans du Viet Nam de Maya Lin, un monument plein de bonnes intentions. Il est moins répugnant que d’autres, en ce qu’il n’est pas un pur impératif idéologique ; c’est-à-dire qu’il ne fait pas du particulier une généralité universelle, comme c’est le cas de la contre-partie réaliste des monuments, et il ne participe pas non plus à l’autorité du vertical. Mais en dépit de ses bonnes intentions, ce site ne résonne pas de cris de colère et de hurlements comme on pourrait s’y attendre ; il est silencieux, et son silence est tout juste ponctué par quelques sanglots étouffés. (La zone est réputée si sûre que si un hurleur se lançait dans une contre-performance, il/elle serait rapidement évacué(e). Ce mémorial est un lieu de thérapie pathologique, au sein duquel la fracture entre citoyen et état se referme dans un instant fiévreux de reconfiguration de la mémoire.)
Un monument peut-il être un lieu de contestation ? L’exemple du Mémorial des vétérans du Viet Nam le montre bien, le degré de contestation alentour est très limité. Les fresques murales d’une communauté, montrant tous les groupes ethniques et raciaux vivant et travaillant ensemble, la pollution dissipée et les enfants jouant dans des parcs sans drogue, sont admirables pour leur intention utopique et leur affirmation de la différence. Elles peuvent représenter l’espoir, là où il n’y en a plus guère. On peut en dire autant de ces performances à grande échelle dans les lieux publics, conçues habituellement pour rappeler la nature des différents problèmes sociaux. Ce genre de réalisation semble également respirer la “révolution culturelle”. Elles sont sur-codifiées, prévisibles et, de ce fait, se fondent parfaitement aux autres images publiques (panneaux publicitaires perpétuant l’espoir d’un bon café ou d’un linge bien propre). Le conservatisme inhérent à la monumentalité n’autorisera jamais aucun contre-spectacle déstabilisant. Le résultat produit par cette forme d’expression a toujours été prévu, avant même son édification. Il est par conséquent un pur monologue. On ne peut pas plus dialoguer avec une peinture murale qu’avec un panneau publicitaire. En fin de compte, les monuments, y compris ceux qui ont été créés avec des intentions radicales, maintiennent le statu quo en renforçant la prédisposition du public à l’ingestion visuelle de codes rigides et de stéréotypes.
Les monuments sont des systèmes clos qui ne laissent place à aucune pédagogie de l’égalité ; ils servent au contraire une gestion directive de l’information, et l’information ainsi délivrée est, en général, très corrompue (autrement dit c’est un impératif idéologique). L’élaboration des œuvres publiques ou communautaires est la marque d’une configuration de classe qui se conforme à la pédagogie de la gestion directive. En haut, il y a l’artiste-directeur, c’est lui/elle qui tient les cordons de la bourse. Puis viennent les médiateurs et enfin ceux qui sont enrôlés dans la campagne artistique. Comme nous l’avons dit précédemment, les paramètres de base sont définis par les niveaux supérieurs, les niveaux inférieurs n’ayant voix au chapitre que sur les aspects mineurs. Ces projets prétendent fonctionner à la manière des coopératives locales, mais il n’en est rien. Les organisations populaires (à ne pas confondre avec les communautés) fonctionnent du bas vers le haut ; les personnes ayant les mêmes opinions, en dehors de toute question spécifique, s’organisent dans un esprit de volontariat. Il s’agit de comportements émergents qui, par conséquent, ne nécessitent pas une figure centrale pour servir de guide ou définir la politique.
Il semble raisonnable de conclure qu’une position d’antilogos, telle que celle de la contre-performance, n’est pas la meilleure manière de faire de la résistance culturelle. Bien que de telles méthodes ne soient pas sans mérite, les catégories de production y restent confuses, reposant sur une fausse territorialisation et un monumentalisme du monologue. Au vu de l’expérience du modèle sédentaire d’art résistant, il semble que l’action soit bien trop gérée pour offrir à l’individu un quelconque moment de liberté. Ce que l’on construit là est au contraire une alternative ou un code oppositionnel tout aussi restrictif que celui qu’il remplace. Mais il existe un problème supplémentaire particulièrement déconcertant pour les artistes : l’art semble faire obstacle à l’action radicale. Le problème vient du fait que l’art est compris au sens traditionnel et non au sens plus nouveau de critique. Dès lors qu’un public non spécialisé en matière de production culturelle entend dire que tel objet est de l’art, il s’ensuit une attente qui neutralise toute signification résistante : attente d’un objet supérieur qui révélerait la sagesse des temps passés et la vision utopique de l’avenir, lesquelles seraient à leur tour associées au principe de l’État. Malheureusement ce que l’on attend de l’art, ou des médias électroniques, serait du domaine du monologue. N’interprétez pas ceci comme un appel à l’anti-art, puisque ce n’est pas l’art en lui-même qui est en cause ici ; c’est plutôt un appel aux artistes pour qu’une fois dégagés des paramètres de la production culturelle destinée aux autres membres de l’industrie culturelle, ils rompent avec le système de signes propre à la perception non spécialisée de l’art. Il serait certes possible de reconcevoir un système de signes populaire, mais un tel processus à long terme ne pourrait être mené à bien par cette génération ou celles à venir. Pour obtenir des résultats pratiques immédiats, la seule option est de laisser la question de côté, en évitant de désigner les objets culturels résistants comme étant de l’art. Bien sûr si de tels objets devaient trouver leur place dans les institutions spécialisées de la culture, comme les galeries ou les musées, l’œuvre pourrait être lue par l’intermédiaire de n’importe quel système de signes. Cependant, dans le domaine de la production culturelle pour et avec les non-spécialistes, plus l’œuvre est capable de se fondre dans le système de la vie quotidienne (tout en dégageant le spectateur de la bêtise oppressante du quotidien) et l’incite à réfléchir sur sa position à l’égard de celle-ci, plus la voix contestataire pénétrera le bunker idéel.
C’est précisément cet objectif qu’accomplissent les œuvres se référant au modèle nomade. Il existe deux types d’action culturelle nomade. Le premier est performatif et évolutif.En ce cas, le nomade choisit une action qui, dans un cadre social donné, instaure un dialogue entre des co-producteurs aléatoires. Le second type est un produit : un artefact est créé et déployé dans des lieux spécifiques ; il suscite le scepticisme du spectateur et, dans le meilleur des cas, l’amène à discuter avec les autres des hypothèses concernant la situation. Aucune de ces techniques n’est particulièrement nouvelle ; elles ont plus d’un siècle d’histoire derrière elles, mais n’en sont pas moins efficaces. En ces temps de sur-organisation, ce sont en fait les seules tactiques viables pour construire une quelconque participation culturelle démocratique.
Commençons par le concept de territoire. Le modèle nomade s’oppose aux conceptions monumentales qui cherchent à prendre et à dominer une zone déterminée par le biais d’une voix unique échappant à toute contestation. La voix du travailleur culturel nomade, elle, s’insinue à un moment donné dans une situation donnée, pour mieux se dissiper le moment suivant. Ou bien il place à un endroit stratégique un produit à la forme similaire mais au contenu opposé aux autres produits, de façon à ce que quiconque passant dans les parages le consomme. Dans un cas comme dans l’autre, le succès dépend du relâchement du contrôle dans une zone donnée ; il en va de même pour la perturbation et/ou le dialogue qui ne se produit que si l’artiste sait jouer du contraste, de la différence et de l’absence d’administration sociale. Une fois que le trouble est repéré par les officiels chargés de la sécurité de la zone, on peut supposer que celle-ci sera immédiatement reterritorialisée. Le simple fait d’être témoin de ce cycle (déterritorialisation, perturbation, reterritorialisation) peut être extrêmement révélateur pour beaucoup, en particulier quand ce qui paraît être une offense minime provoque une réponse des plus brutales de la part des autorités. L’usage du modèle nomade exige, dans le cas d’un produit, un excellent camouflage, et, dans le cas d’un processus évolutif, une évaluation prudente du délai entre la perturbation (par exemple une action autonome se traduisant par l’exercice de la libre parole) et la réponse disciplinaire. Ce laps de temps déterminera la durée de la performance, à moins que le performeur ne prévoit d’inclure la réaction de la police dans son scénario.
Autre aspect également important, ce modèle ne fait pas la distinction entre territoire public ou privé. Il part du postulat que l’espace public est un mythe. Dans l’économie rationnelle, l’action se déroule toujours dans l’espace privé, ce qui veut dire l’espace administré. La seule variable sur laquelle il y a lieu de s’interroger, c’est le degré d’administration du lieu, c’est-à-dire la complexité des restrictions bureaucratiques qui s’y appliquent, et la puissance de la garnison qui y patrouille.
L’action nomade peut être assimilée à une action sans médiation, une action directe. Le nomade culturel voit en tout territoire un site de résistance. Une fois le lieu choisi, il/elle s’arrange pour s’y installer. Il n’y a ni permis, ni permission. Aucun groupe social n’est désigné comme public ou participant (ce qui ne veut pas dire que le territoire n’influera pas partiellement sur certaines caractéristiques sociales, dans la mesure où l’espace est socialement organisé) ; au contraire les participants sont considérés comme des individus. Aucun d’entre eux n’est guidé ou dirigé par l’artiste, il/elle est simplement encouragé(e) à s’exprimer en réaction au processus ou au produit. Les scénarios émergent ; ils ne sont pas écrits à l’avance. En ce sens, l’action nomade est expérimentale, l’issue n’en est pas connue (ce qui ne signifie pas que certains paramètres ne soient pas connus – la police mettra fin au processus ou le produit sera détruit). Certes, la performance nomade peut aisément prendre une tournure idéologique très décevante ou très révélatrice. La certitude bureaucratiquement routinière de la culture monumentale n’offre pas ces possibilités. L’action nomade se joue dans les failles spatiales qui séparent les forces de la micro-administration, et dans les écarts temporels entre l’acte autonome et la punition, car c’est dans cet espace liminal que réside la possibilité de dialogue culturel.
Le plus important cependant est que le “public” prenne part à la création de “l’art public”. Quelle que soit la mesure de son désir, chacun est invité à participer. Les actions nomades sont parfois très élaborées et onéreuses, parfois simples. Certaines ne coûtent rien et sont pourtant incroyablement efficaces – la seule condition étant la volonté de les réaliser. Nul besoin de naviguer dans la bureaucratie, d’être bien éduqué ou d’être un artiste célèbre, et qu’importe le lieu. De ce fait, chacun peut toujours trouver dans son mode de vie quotidienne un élément de pratique radicale à mettre en œuvre. Certains ne souhaitent pas être instigateur d’une action (CAE ne souscrit pas à la vision naïve d’une culture démocratique où tout le monde devrait être artiste) ; l’œuvre nomade ne détermine pas, ne réduit pas au silence ou n’exclut pas les contributions de ceux qui préfèrent interagir avec le processus ou le produit.
Il est possible de perturber les bunkers en ayant recours aux tactiques nomades que sont le détournement, le vandalisme créatif, le plagiat, le théâtre invisible ou la contrefaçon, pour n’en citer que quelques-unes. Tout travail créant les conditions pour que les gens s’engagent dans l’acte de transgression consistant à rejeter l’ordre rationnel totalisant et fermé, et s’ouvrent à une interaction sociale allant au-delà des principes d’habitude, d’échange et d’instrumentalité propres à l’incertitude ambiante, est un travail véritablement résistant et transgressif, car ceux qui y participent prennent plaisir dans ce moment d’autonomie. Dans ces situations seulement il peut y avoir dialogue, et la pédagogie peut avoir un rôle révélateur.
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Exemple d’œuvre nomade.
Sommes-nous encore là ?
Le Critical Art Ensemble a conçu cette œuvre pour des lieux touristiques et des espaces de consommation intensive. Notez que de tels endroits sont sévèrement gardés et fortifiés, de sorte que la plus infime déviance déclenche une réponse coercitive. Le performeur choisit dans un lieu public un point proche d’une zone d’entrée/sortie, et prend position à proximité d’une voie d’accès afin de réduire le blocage. Une fois en place, il entreprend de monter un circuit de voitures miniatures et de jouer avec les voitures. Il y a d’autres voitures pour ceux qui souhaitent participer. Des membres du collectif se glissent dans la foule qui se forme et parlent avec les badauds.
Les résultats : En général la foule commence par spéculer sur la santé mentale du performeur. Les thèmes courants sont qu’il est “cinglé”, “drogué”, ou “vétéran du Viet Nam”. Certaines personnes viennent pousser les voitures sur le circuit, parfois pour se moquer, mais le plus souvent par sympathie. Il ne faut généralement pas plus de deux à cinq minutes pour que les agents de sécurité ou la police entrent en scène. Ils s’approchent avec circonspection, craignant d’avoir affaire à un fou prédisposé à la violence (les agents de sécurité discutent souvent de façon assez publique de la situation). La présence des forces de sécurité attire encore plus de monde vers la scène. La sécurité demande éventuellement au performeur de “se pousser”. Le performeur ignore l’ordre et continue comme s’il n’avait pas conscience des gens autour de lui. La sécurité menace alors de l’arrêter s’il ne bouge pas. C’est à ce moment que commence le dialogue le plus intéressant, et qu’une meilleure compréhension de l’administration publique se fait jour. Les spectateurs sont soudain confrontés à la réalité d’une personne sur le point de se faire arrêter parce qu’elle joue avec des petites voitures. La plupart du temps, la majorité des badauds restent là ébahis, sans y croire, et protestent, même s’il s’en trouve toujours pour penser que l’intervention de la police est une bonne chose et que le performeur a besoin d’aide. Une fois, l’affrontement entre la police et la foule menaçant, la performance a été arrêtée prématurément. Dans tous les autres cas, la performance s’est arrêtée juste avant l’arrestation.
Notes : Coût de la performance : 10 $ pour le circuit et les voitures ; l’espace est approprié ; aucune expérience de la performance n’est nécessaire.
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3. Les Luddites fainéants
Rien, dans notre monde industrialisé, n’est plus emblématique du nihilisme du « zéro .travail » que l’image de la résistance des Luddites. Détruire allégrement des machines sur son lieu de travail ! Qui n’a pas eu de tels fantasmes ? Qui n’a jamais été tenté de faire exploser son disque dur, de répandre du café sur son ordinateur ou de passer la marche arrière d’une voiture de société lancée à pleine vitesse sur l’autoroute ? Lorsque ces fantasmes deviennent réalité, naissent les néo-Luddites. Mais de tels actes sont-ils vraiment comparables à ceux des Luddites, ou rejouent-ils simplement une histoire qui n’a jamais existé – avec une sorte de complaisance pour les créations nostalgiques ? Compte tenu des différences profondes qui séparent l’économie politique des débuts du capital de la nôtre, il est impossible de comparer en terme de qualité les pulsions nihilistes du début du xixe siècle à celles qui se manifestent en cette fin de XXe. Le terme « Luddite » ne peut être que très impropre dans la société du vieux capital. En apparence, l’image des ouvriers du début du XIXe, détruisant les machines des usines textiles,garde son efficacité quand on l’applique à l’aliénation écrasante de l’usine contemporaine, mais les motivations et l’idéologie qui sous-tendent aujourd’hui l’activité luddite ont peu à voir avec celles des Luddites du passé.
Le Luddisme des débuts du capital témoignait de l’esprit agonisant du corps féodal, et les attaques menées contre les usines textiles étaient les derniers spasmes physiques de son cadavre. Ceux qui y participèrent le firent sans crainte de l’anachronisme. Il leur semblait évident que les machines allaient les remplacer et leur voler leurs moyens de subsistance, aussi pauvres pussent-ils être déjà. Les intentions politiques liées aux actions des Luddites étaient contre-révolutionnaires par nature – il s’agissait d’arrêter la révolution en cours et de freiner le basculement du pouvoir, de la terre au capital (de la noblesse à la bourgeoisie). L’objectif final était de maintenir le statu quo et les Luddites des débuts du Capital, avec leur peur mortelle des machines, de l’instabilité économique et de l’avenir, personnifiaient le désespoir. D’un point de vue intellectuel, les Luddites ne sont pas des saints dans l’histoire de la résistance aux structures autoritaires. Ils y jouèrent tout au plus le rôle de démons. Mais il ne faut pas oublier la passion. Détruire des usines dût être une suprême décharge libidinale. De tels actes sont des moments de désir libre de toute entrave. Ainsi, se substituant à ces instants – trop rares dans la vie des individus du vieux capital –, le mythe des Luddites continue de se répandre dans le cœur de tous ceux qui détestent le travail en général et l’atmosphère répressive omniprésente sur les lieux de travail.
Près de deux siècles plus tard, il devrait être clair que le Luddisme, sous sa forme historique, n’a pas sa place dans le vieux capital (seule sa forme mythique est porteuse de sens). Les conditions ont trop drastiquement changé, et pourtant la continuité tient encore à quelques fils. Alimentée par les images du nihilisme anti-technologique, la mythologie luddite survit, mais elle est réduite à des fragments isolés, des bribes de sens. Ce qui est plus important, c’est la disparition de cette peur particulière qui animait les Luddites. Bien qu’un grand nombre d’individus éprouve encore une certaine angoisse devant le développement technologique, ils sont de moins en moins nombreux à croire que la technologie va les remplacer. En fait, la peur s’est inversée. La technologie étant liée au corps, leur relation n’en est que plus symbiotique. Les classes bureaucratiques et technocratiques, ainsi qu’une partie de la classe de “service”, sont transformées en cyborgs. Voilà la nouvelle peur : perdre la pureté organique et devenir dépendants de – accros à – la technologie.
Les exemples d’individus métamorphosés en cyborgs sont nombreux, et c’est bien sûr dans l’armée que le phénomène est le plus évident. Dans cette institution, régie par un désir de folie technologique, les hommes veulent être des machines – des machines à tuer. Plus le soldat devient pure technologie, plus grandes sont ses chances de survie. Casques, lunettes infra-rouges, armes automatiques, lasers, masques à gaz etc., tout est arrimé au corps, comme pour en augmenter les possibilités. Il s’agit là d’un cyborg de second ordre : une infrastructure organique dotée d’une super-structure technologique impermanente. La question est de savoir à quel moment la super-structure deviendra permanente, donnant ainsi naissance à un cyborg de premier ordre.
L’idée du cyborg de premier ordre fait peur, en particulier lorsqu’on réalise à quel point on a préparé la classe moyenne à son développement. La question du cyborg ne se pose pas en terme de mort, mais en terme de vie, de désir et de jeu. Du pacemaker aux lentilles de contact, la bio-technologie améliore le corps. Qui refuserait une technologie qui prolonge la vie, ou qui rende au corps ses fonctions normatives ? Sans oublier la possibilité de moduler son apparence et l’image que l’on voudrait avoir de lui. Des implants de joues au changement de sexe, toutes ces opérations offrent la libération par le truchement d’un corps nomade en perpétuelle transformation. Et que dire des jeux vidéo et de la réalité virtuelle ? Il est plaisant d’entrer dans ces mondes électroniques. Enfilez le costume et la conquête de la mort est à votre portée. Sous le signe de la technologie, Apocalypse et Utopie ont implosé avec une force telle qu’elles sont quasiment inséparables. La machine-média du complexe industriel entretient un spectacle utopique qui renforce la population dans sa quête du cyborg. C’est en partie pour cette raison qu’il est difficile de trouver un(e) Luddite contemporain(e) animé(e) du même zèle de destruction que ses prédécesseurs. Les Luddites d’aujourd’hui ne détestent pas la technologie. Au contraire, ils/elles s’y sentent à l’aise. Mais elle ne va pas sans questionnement, comme l’auraient souhaité les futurologues et les attachées de presse de l’institution.La relation entre le Luddite et la technologie est un peu plus ambiguë qu’elle ne le fut jadis et, de ce fait, le nihilisme anti-technologique s’est dissipé. Que dire de plus si ce n’est que comparés aux premiers Luddites, les opposants anti-techno d’aujourd’hui ne sont que des fainéants.
Laissons là les aspects les plus spectaculaires de la technologie, et revenons au quotidien de la bureaucratie. L’environnement bureaucratique garde vivantes les traces du Luddisme. Quel que soit le visage souriant dont les futurologues industriels affublent la technologie et l’alternative du cyborg, il suffit de passer quelques heures devant un poste de travail, à fixer l’écran, ou de regarder au bureau les autres postes de travail et voir les débris organiques des victimes des chauffards de l’autoroute de l’information, pour réaliser qu’il y a là quelque chose de vraiment débilitant. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la vision est déplaisante. Mais sentir que la technologie est en train de se glisser sous la peau est encore pire. Ce sentiment révèle que plus l’interface humain/technologie sera efficiente, meilleure sera la production bureaucratique. Le Luddite fainéant a développé quelques tactiques des plus fondamentales pour contrer cette répression atrophiante. Certaines d’entre elles, comme les excursions répétées aux toilettes, ont eu les honneurs de l’histoire. D’autres sont plus innovantes, comme les réunions entre collègues près de la photocopieuse. Cette tactique est de plus haut niveau : non seulement les employés ne font rien, mais ils sont payés pour avoir des conversations non productives (la distinction entre les différents niveaux du Luddisme fainéant sera discutée plus loin). Ces tactiques réduisent la cadence de production ; mieux encore, elles entravent temporairement la symbiose bio-technologique. Malheureusement, une administration de haut niveau en a conscience, ce qui l’incite à faire de gros efforts pour accélérer la synthèse en vue d’une exploitation maximale.
Aujourd’hui, les employés peuvent être observés grâce à des dispositifs connectés à leurs ordinateurs ; celui qui les consulte sait ainsi précisément combien de temps l’employé est resté à son poste de travail, et il peut même comptabiliser son activité-clavier ; ceci dit, la surveillance n’est pas suffisante. Les Luddites fainéants savent contourner ces techniques de monitoring. Mais dès que l’organique et le technologique auront fusionné, les employés ne seront plus en mesure quitter leur poste de travail. Ils pourront se déplacer d’un endroit à l’autre, mais sans plus se déconnecter. Les ordinateurs portables de Nec Corporation sont l’exemple même de ce fantasme de l’élite industrielle. Il n’y a aucun doute, la compression de l’espace machine et de l’espace organique (le poste de travail et le corps) est bel et bien en marche.
Malgré cette terreur de l’espace de travail futur, tant que la technologie garde le bénéfice utopique du doute, elle dispense des services aux individus. Elle est à la fois utile et plaisante. Il est assez courant qu’un(e) Luddite fainéant qui déteste s’aliéner à son ordinateur au travail, rentre chez lui/elle pour s’asseoir devant son PC et éditer son propre magazine. Cette situation va à l’encontre du Luddisme originel. Le Luddite fainéant fuit ou détruit la technologie non parce qu’il la hait ou parce qu’il en a peur, mais par haine du travail, alors que les Luddites d’antan étaient habitués au travail mais détestaient et craignaient la technologie. Le Luddisme fainéant est un hybride du vieux capital, un exemple parfait de culture recombinante. Il synthétise les stratégies du Luddisme originel et l’éthique du Zéro travail des fainéants contemporains.
Ce qui précède implique une autre distinction importante entre les Luddites et leurs descendants supposés : les Luddites fainéants sont narcissiques. Non pas au sens péjoratif, car ils n’ont pas vraiment le choix. Au contraire de leurs prédécesseurs, ils ignorent le sens de la communauté quotidienne sur le lieu de travail. La division du travail en micro-spécialisations a supprimé cet aspect. Les forums électroniques, aussi fascinants soient-ils, ne remplacent pas les inter-relations sédentaires et organiques qui ont été balayées par l’économie du vieux capital. Les conditions de vie désirables se mesurent donc à l’aune du plaisir personnel, et non en fonction de leur contribution à la communauté. De ce fait, les Luddites fainéants sont encore plus dépourvus d’intention politique que leurs ancêtres, mais il ne faut pas pour autant voir en eux des saboteurs. Les finalités de leurs actions sont généralement personnelles et idiosyncratiques. Ce ne sont pas des révolutionnaires (ni des contre-révolutionnaires) intentionnels. Les retombées politiques de leurs actions sont accidentelles.
L’idée même du zéro-travail entraîne un processus de dépolitisation. Elle est généralement associée à une action radicale de gauche, qui n’a rien à voir avec l’intention du Luddite fainéant. Le zéro-travail était jadis une stratégie spécifiquement conçue dans l’esprit de la grève universelle, une tentative pour précipiter la chute du système capitaliste ; le Luddite fainéant n’y voit qu’une condition personnelle désirable, sans aucun objectif grandiose de restructuration sociale et politique. Dans le registre du fainéant, le zéro-travail se transforme en stratégie thérapeutique ; c’est une façon de se sentir bien. Le Luddite fainéant oscille entre héroïsme individuel et naïveté politique.
La situation du Luddite fainéant est directement influencée par sa position sociale. À l’inverse du passé, le Luddite fainéant est à coup sûr un bureaucrate, un technocrate ou un employé de service, peu probablement un ouvrier. La situation actuelle de la classe ouvrière est telle que la fainéantise y est extrêmement difficile à pratiquer et elle a engendré des stratégies de résistance plus communes et plus pratiques. Pour ceux qui travaillent sur les chaînes de montage, la résistance est une question vitale. Exemple : la chaîne de montage avançant à cadence fixe, le fainéant qui tentera de ralentir la production aura droit à un licenciement immédiat. Les seules options véritables sont la grève générale (une stratégie défunte), ou (selon la tactique des premiers Luddites) la destruction des machines aboutissant à la fermeture totale de l’usine. Ni l’une ni l’autre ne sont très courantes aujourd’hui, et toutes deux sont risquées, car soumises aux sanctions potentielles de l’État. Ces approches ne relèvent pas de la fainéantise. En ce qui concerne cette dernière option – « jeter une clé dans la machine » –, le technocrate est mieux équipé. L’individu résistant peut causer bien plus de dégâts en introduisant des virus dans les systèmes de communication bureaucratiques ou industriels, qu’en stoppant un point de production – il/elle a le pouvoir d’attaquer le poste de commande-contrôle d’un complexe multinational.
Le recours aux embauches contractuelles de travailleurs spécialisés, comme les ouvriers du bâtiment, limite sérieusement l’activité du Luddite fainéant. Les gains des ouvriers spécialisés et des indépendants sont proportionnels au rythme de production, et la technologie aide à maintenir la cadence. Mieux encore, il serait absurde que les ouvriers détruisent un outillage qui, pour l’essentiel, leur appartient. Par conséquent, le contexte ouvrier n’est pas propice à l’action ou à l’idéologie luddite.
Chez les bureaucrates, par contre, le Luddisme peut se développer et s’épanouir dans de parfaites conditions. Leur travail est juste assez ésotérique pour qu’on ne puisse pas raisonnablement déterminer de cadence de production. Ajoutez à cela une paye faible, les conditions de travail les plus aliénantes qui soient et une idéologie générale du « moindre salaire, moindre effort », et toutes les variétés de comportement luddite deviennent vraisemblables. L’emploi lui-même étant relativement stable, leur situation est moins désespérée que celle des ouvriers. Cette différence est fondamentale pour distinguer les Luddites fainéants de leurs prédécesseurs. Contrairement à l’époque du jeune Capital, l’action luddite n’est plus une question de survie. Dans une certaine mesure, le Luddisme actuel va de paire avec un certain niveau de luxe. En même temps, c’est là que se manifeste, ironiquement, la plus forte continuité entre Luddites et Luddites fainéants. Dans les deux cas, la motivation première est le désir de reprendre le contrôle de la situation de travail. C’est la résistance à l’instabilité qui lie les générations de Luddites entre elles.
Le problème de l’instabilité ne peut être séparé de celui de la vitesse croissante des communications, de la production et de la consommation à l’ère du capital. Les dangers de la culture nomade et recombinante menacent tous ceux qui cherchent à construire un sens du lieu. Aucune notion de continuité ne peut exister sans que la mémoire ait des points d’ancrage stables dans l’univers des phénomènes. Dans le monde, les objets s’avancent toujours vers l’individu, ne lui laissant pas le temps de la réflexion sur les interactions possibles avec eux, encore moins le temps pour se retourner et voir où l’un d’entre eux était. (C’est une autre des raisons qui motivent une demande militaro-industrielle de cyborg. Les machines qui travaillent n’ont pas besoin de temps pour réfléchir.) Le problème est sans doute plus grand et plus fondamental encore que celui posé par l’établissement de la notion de lieu, puisqu’on en est à se demander s’il subsiste un concept stable d’espace. Dans quel espace sommes-nous lorsque nous parlons au téléphone ? Quel monde regardons-nous quand nous fixons un écran d’ordinateur ou un moniteur vidéo ? Difficile à dire. L’espace peut-il être inclus en lui-même, pour qu’il soit possible d’être partout à la fois via les technologies de la communication ? William Gibson décrit le cyberespace comme « une hallucination consensuelle ». Si c’est le cas, comment décidons-nous à quelle hallucination souscrire ? et quelle crédibilité ont-elles ? Plus précisément, l’hallucination est-elle en quoi que ce soit fondée sur le consensus ? La confusion intense et le scepticisme issus de la dématérialisation de l’espace physique ravivent la nostalgie d’un retour à l’hégémonie de l’espace physique ; ou tout au moins inspirent l’envie d’une stabilisation provisoire de l’environnement immédiat.
Les premiers Luddites eurent la vague intuition de l’imminence de l’entrée de l’économie politique dans son ère dromologique. L’aptitude de la machine à travailler plus efficacement que les gens, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, apparaissait comme la fétichisation matérielle de la vitesse. Alors que la vieille architecture du travail commençait à se dématérialiser, les Luddites réagirent en détruisant l’objet fétiche (i.e. la machine). C’était une tentative, aussi peu judicieuse fut-elle, pour revenir au vieux régime du quotidien. La technologie faisait figure de diable redoutable, mais le plus effrayant, en réalité, était l’impossibilité de préserver l’individu et le lieu. Ils disparaissaient.
Les Luddites fainéants souhaitent eux aussi une stabilité de l’individu et du lieu, mais pas exactement de la même manière que leurs précurseurs. Ils ne sont pas au seuil d’un changement économique drastique. Ils ont eu le temps de s’adapter à la nécessité dromologique. En fait, nombre d’entre eux sont des dingues de la vitesse, mais des dingues de la vitesse qui aiment maîtriser leur propre dose. Comme on l’a dit plus haut, la juste dose se mesure à l’aune du confort personnel. Les fainéants ne trouvent l’expérience adrénalique de l’hyper-anxiété ni utile, ni désirable. L’appréciation des tactiques luddites nécessite de comprendre ce besoin de contrôler la vitesse de déplacement, afin de ne jamais complètement se dématérialiser ou de voir se dématérialiser l’environnement.
Autre idée centrale pour la compréhension de ces tactiques : l’association du néo-Luddisme et du zéro-travail, dont nous avons déjà parlé. C’est évidemment l’élément premier de la fainéantise. Les fainéants sont conscients des besoins du lieu de travail, bien qu’ils aient tendance à ignorer sa macro-politique ; ils savent qu’une certaine production doit être réalisée, et, bien qu’ils s’y opposent parfois, ils ne peuvent pas choisir de ne pas travailler. Mais, ils pensent que personne ne devrait faire plus que le strict nécessaire. Dès qu’on utilise le mot « travail », les Luddites fainéants savent que le problème est devant eux. En fait, il faudrait abandonner ce mot et le remplacer par sa signification actuelle : l’activité aliénée. « Loisir » ne vaut pas mieux. Ce sont les deux faces d’une même médaille. Le premier correspond à une production forcée, le second à une consommation forcée. Dans l’univers utopique du Luddite fainéant, il n’y a pas de distinction entre travail et loisir ; il n’y a que les réponses au monde issues de leurs désirs.
La mission du Luddite consiste en partie à se réapproprier le lieu de travail – c’est-à-dire à le débarrasser de ses qualités aliénantes. Ce qui est souvent réalisé en le personnalisant, créant ainsi un lieu où il/elle peut accomplir ce qu’il/elle désire. Les Luddites fainéants tentent de rendre le lieu de travail agréable, d’en faire un non-lieu de travail. Par exemple, les consignes de base de la fainéantise recommandent d’abord la technique du « tir au flanc ». Il s’agit de tenter de se séparer de la machine, et de nier ou de détruire momentanément l’identité du cyborg. La machine la plus facile à neutraliser est celle dont on se sert. Une fois détaché de la machine, il s’ensuit une relative quiétude qui permettra la réflexion et même l’interaction en face-à-face.
La retraite et la passivité sont cependant des techniques nocives. La récompense est de courte durée parce qu’on se fait facilement prendre et la vindicte patronale ne se fait pas non plus attendre. Le fainéant de haut niveau personnalise le cyborg lui-même ; il est sa destruction ultime. Il/elle transcende la technique du tir au flanc. Il passe son temps à jouer à des jeux vidéo sur sa station de travail, à bavarder avec ses copains sur Internet, à faire des plans de voyages et cætera. L’ordinateur enregistre le temps passé sur la machine et la surveillance est ainsi biaisée. (Heureusement, l’ordinateur n’est pas encore capable de savoir si la puissance de travail a été mise au service de l’employeur). Mieux encore le fainéant exécute des travaux en perruque pendant son travail. Il est payé pour un projet qu’il/elle a envie de faire, et il utilise le temps, l’équipement et les fournitures d’une institution hostile. De plus, il lui paraît justifié de penser qu’il devrait être payé le double pour faire ce qui lui plaît.
Le Luddite fainéant prend essentiellement plaisir à détourner la technologie et à bouleverser les codes autoritaires du lieu de travail. Sa mission n’est pas de détruire la matérialité du travail – ce qui serait aussi peu judicieux que les actions des premiers Luddites – mais plutôt de détruire l’ordre symbolique qui emprisonne et aliène l’individu. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas, à l’occasion, blocage ou destruction intentionnelle, ou que de telles actions soient sans intérêt. Mais ces tactiques, quand elles sont appliquées sous l’égide de la fainéantise, ne servent que des fins très limitées. Tous les fainéants de haut niveau savent que c’est l’hallucination du lieu de travail qui doit être détruite, et non ce qui véhicule cette hallucination.
L’aliénation et la misère sont parties intégrantes de l’économie du désir. Le travail doit être une expérience aussi peu satisfaisante que possible, car il n’y a que la torture du quotidien qui fait sortir les gens de la prison de la production, qui les rend avides de consommer ce qu’ils désirent artificiellement. Seuls ceux qui sont vraiment exploités perçoivent l’acte désespéré de la consommation – acheter comme moyen de combler un manque fondamental – comme une stratégie viable apte à résoudre la crise vitale du vieux capital. Les stratégies qui rompent avec ce cercle vicieux sont rares. Si les Luddites d’antan nous ont appris quelque chose, c’est que le lieu de travail est le premier espace de résistance, et que celle-ci n’est vraiment effective que si elle agit de l’intérieur même de l’institution. Leurs méthodes ont peut-être manqué de subtilité, mais leur nihilisme est encore un point de ralliement. Et si les Luddites fainéants nous ont appris quelque chose, c’est l’intérêt qu’il y a à faire exploser les codes de la notion de lieu et non de l’espace lui-même. Tant que le lieu de travail sera un environnement qui nous vole notre autonomie pour faire du travail la chose la plus insatisfaisante qui soit, il y aura toujours des traces de Luddisme, et il y aura assurément aussi toujours des fainéants.
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4. La Technologie de l’Inutile
Je suis inutile, mais Dieu m’aime.
Mike Kelley
L’espoir que la technologie puisse un jour exister comme utilité pure est une hypothèse fréquente dans la pensée collective du développement de la société et des relations sociales. De cette perspective découlent deux scénarios divergents du futur. D’un côté, le millénarisme utopique, annoncé par certains penseurs modernes guidés par leur foi dans l’idée de « progrès » ; aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce concept supplanta peu à peu celui de providence. Tous deux s’appuyaient sur la croyance en un développement linéaire de l’espèce humaine, mais la providence était une force dont on attendait un résultat sur le plan spirituel plutôt que sur celui de l’autonomie économique. On considérait que le moteur de cette providence était la main de Dieu (qui fut plus tard amputée et recousue sur le cyborg du capitalisme par Adam Smith). Aux débuts de la Modernité, lorsque cette croyance céda le pas à la foi dans le progrès, les intellectuels et les érudits débattirent de l’utopie sociale du futur : devait-elle être fondée sur des principes spirituels ou sur des principes séculiers ? Les philosophes cherchaient dans l’univers une force indépendante susceptible de sauver la population terrestre de ses travers économiques et de sa misère spirituelle. Thomas More élabora une utopie littéraire assez douteuse qui inaugura un changement de Sauveur : on passait du Dieu/Christ au tandem Science/Technologie. Selon la perspective indiquée par More, aucune des deux options n’était véritablement satisfaisante. Plus tard, s’agissant de choisir entre l’Eldorado et le régime du Prophète Mahomet, Voltaire jugea le premier plus tolérable. Ce type de pensée, qui valorisait la notion séculaire de progrès humain et qui jetait le doute sur les systèmes spirituels, commença de faire ployer l’échelle du jugement vers la science et la technologie ; mais le tournant ne fut nullement célébré. Avec l’avènement de la révolution industrielle, l’échelle pencha clairement et de manière définitive vers la science et la technologie. Enfin, on pouvait imaginer une fin prévisible au problème de la production – il y aurait bientôt assez de biens pour tous et en telle quantité que la concurrence sur les denrées rares cesserait. Dès lors, l’idée de progrès s’épanouit. La Gauche (Condorcet, Saint-Simon) et la Droite (Comte, Spencer) partageaient un même optimisme en l’avenir, quoique leurs prédictions divergeassent radicalement quant à sa destinée – Saint Simon, par exemple, anticipait le socialisme des Conseils et Spencer annonçait l’apparition de l’Übermensch bourgeois.
Mais n’oublions pas Marx dans cette esquisse sommaire. Bien qu’il n’ait pas été homme à déployer souvent l’étendard de l’utopie, il eut cependant ses moments. Marx croyait que le système de l’usine résoudrait les problèmes de production (à savoir la pénurie), tout en prévoyant un nouveau problème : celui de la distribution. La crise de la distribution mènerait à son tour à la révolution, qui donnerait aux travailleurs victorieux les moyens de restructurer les modes d’exploitation de la distribution bourgeoise. On retrouvera de telles spéculations, beaucoup plus tard, dans certaines visions utopiques, superbement illustrées par René Clair dans À nous la liberté. Le film décrit l’après-révolution victorieuse ; les travailleurs y jouissent des avantages du zéro-travail et ne vivent que pour faire la fête, boire et manger, tandis que les machines travaillent docilement, produisant les biens nécessaires à l’avenir radieux de cette utopie. Les principaux courants de l’art moderne (Futurisme, Constructivisme et Bauhaus) témoignent aussi de l’avènement de cette utopie séculaire. Il serait, malgré tout, assez malhonnête d’imputer à Marx l’optimisme parfois dissolu du XXe siècle. Bien qu’il ait démontré comment une économie capitaliste rationalisée viendrait à bout du problème de la production, il avait également compris que les individus ne pourraient se satisfaire uniquement de biens. Il avait prédit une ère capitaliste où les cadences de production augmenteraient, de même que s’aggraverait le niveau d’aliénation – aliénation issue de notre propre nature humaine, du processus et des produits économiques et du lien social. Les choses ne s’amélioreraient certes pas sur le plan des conditions psychiques individuelles ; elles iraient même sérieusement en empirant. Selon Marx, dès lors que l’on examinait d’autres variables que celles de la production, le progrès social unilinéaire n’était pas au rendez-vous.
Ce qui nous amène au second scénario – la dystopie des pessimistes. Un point de vue qui semble faire de nouveaux adeptes à chaque nouvelle guerre mécanisée et/ou électronique. Avant les catastrophes militaires du XXe siècle, alors même que l’idée de progrès était à son apogée, certains critiques prédisaient déjà que la « progression » humaine tournerait au désastre. Ferdinand Tönnies fut le premier à dire que la technologie de pointe ne servirait qu’à accroître la complexité de la division du travail (la société), laquelle, en retour, priverait les gens de toutes les institutions qui fondent la communauté humaine (la famille, l’amitié, l’espace public etc.). Après la Première Guerre Mondiale, Oswald Spengler fut parmi les chefs de file de cette pensée. Selon lui, l’avancement de la technologie et l’accroissement tentaculaire des villes n’étaient pas les signes d’un progrès, mais plutôt les indicateurs de la fin d’une civilisation proche de sa masse critique et sur le point d’imploser. Le grand sociologue Pitirim Sorokin résumait ainsi cette perspective dans La Crise de notre temps :
« Ni le bonheur, ni la sûreté et la sécurité, ni même le confort matériel n’ont été atteints. Rarement dans l’histoire humaine de la Chine à l’Europe de l’ouest, autant de millions de gens ont été si malheureux, si peu en sécurité, si affamés et si démunis qu’à notre époque. »
Tels sont donc les deux pôles, à jamais opposés. Deux opinions antithétiques qui continuent de se manifester aujourd’hui à travers la culture. Les futurologues institutionnels chantent les louanges de la gestion de l’information par ordinateur, des communications par satellite, de la biotechnologie et de la cybernétique ; de tels miracles technologiques, nous assurent-ils, rendront la vie plus facile à mesure que de nouvelles générations de technologie seront conçues et produites pour répondre aux besoins économiques et sociaux. Les préoccupations des pessimistes, des néo-Luddites, des partisans de la retraite et des technophobes leur font écho, avertissant l’humanité qu’elle ne contrôlera plus les machines, mais que les machines la contrôleront. De façon plus fantaisiste (en général à Hollywood), la nouvelle dystopie se présente sous les traits d’un monde où les gens sont pris dans l’étau diabolique de machines intelligentes et conscientes, qui les contraignent à l’esclavage ou, pire encore, anéantissent le genre humain.
Ce sont les deux récits les plus courants de l’évolution sociale liée à la technologie. Pour les utopistes, l’objectif du progrès est proche de la vision de René Clair – la technologie devrait devenir une toile de fond transparente qui nous libérerait des forces de production, pour que nous puissions nous consacrer à notre quête hédoniste. Pour les dystopistes, la technologie constitue un appareil d’état qui échappe à notre contrôle – la machine de guerre est enclenchée, nul ne sait comment l’arrêter et elle s’achemine aveuglement vers la destruction de l’humanité.
On peut à coup sûr trouver quelques évidences pour étayer l’une et l’autre vision, mais il existe une troisième possibilité, rarement évoquée, parce qu’elle n’a pas l’intensité émotionnelle des deux autres. En extrapolant la suggestion de Georges Bataille, la finalité du progrès technologique ne serait peut-être ni l’apocalypse, ni l’utopie, mais tout simplement l’inutilité. Dans ce cas, la technologie pure ne serait pas l’agent actif qui profite à ou qui détruit l’humanité : elle ne pourrait pas l’être puisqu’elle n’aurait aucune fonction. La technologie pure, à l’opposé de l’utilité pure, ne peut être activée ; elle est simplement là, existant en et par elle-même. À l’inverse des machines chères aux utopistes et aux dystopistes, elle est à la fois libérée de l’humanité et de sa propre fonction de machine – elle ne sert aucun but pratique pour quiconque ni pour quoi que ce soit.
Où sont ces machines ? Elles sont partout – à la maison, sur le lieu de travail, et jusque dans des endroits à peine imaginables. Tant de personnes ont pris l’habitude de voir la technologie comme la manifestation d’une valeur ou d’une anti-valeur, qu’elles en oublient qu’une bonne part de cette technologie ne sert à rien du tout.
Le fait que personne ou presque n’est capable d’apprendre à programmer son magnétoscope a suscité récemment un étonnement considérable. « Je viens d’acheter un magnétoscope pour 2000 F et je n’arrive pas à m’en servir. 2000 F c’est un peu cher pour une horloge qui clignote », déclare un comédien. Cette histoire est vraisemblablement exagérée, mais elle contient une vérité intéressante. Programmer la plupart des fonctions d’un VHS requiert des compétences supérieures à celles du consommateur moyen (le manuel demande des capacités de lectures bien supérieures à la moyenne, et le temps nécessaire à l’apprentissage des fonctions de contrôle est fort long). Quand la vidéo est arrivée sur le marché grand public, on a pu croire qu’à plus ou moins longue échéance tout le monde aurait un studio télé à la maison. Le studio-maison aurait marqué la fin de l’essor de la production vidéo. Mais, au lieu de cela, les VHS, bourrés de puces inutiles, croulent sous la poussière des centres de vidéo de loisir. Prenez, par exemple, la puce qui permet de programmer un VHS un mois à l’avance ; voilà un exemple typique d’hommage à l’inutilité. Cette puce existe en et par elle-même, sans avoir aucune fonction vitale, dans la mesure où, généralement, les programmes de télévision ne sont pas disponibles un mois à l’avance, et quand bien même ils le seraient, on ne voit pas pourquoi on aurait besoin d’enregistrer des programmes si longtemps à l’avance, et encore moins qui va penser à mettre une cassette vierge le jour dit, etc.
La raison pour laquelle on a fabriqué cette puce se perd dans un écheveau inextricable de possibilités. Tout d’abord, on ne doit pas sous-estimer le désir pervers que les consommateurs associent à l’utile. Poussés par les moteurs spectacularisés du désir, ils en veulent toujours plus pour leur argent – même si ce qu’ils obtiennent ne leur sert jamais à rien. Les industriels répondent à ce cliché par un autre cliché : donner au client ce qu’il veut. Par conséquent, dans leur course aux parts de marché, les départements marketing des industries de l’électronique obligent leurs ingénieurs et leurs concepteurs à créer des produits nouveaux, bourrés d’options complémentaires. L’argument de vente essentiel est : « Pour le même prix, notre machine a plus de fonctions que les autres. » La question du client est : « Ai-je fait une bonne affaire (i.e : en ai-je eu plus pour le même prix) ? » Mais il ne songera jamais à se demander : « Pourrais-je utiliser ce que j’ai acheté ? » Les industriels sont conscients de ce désir d’inutile (jamais assouvi), et répondent en affublant leurs produits de tous les gadgets possibles, qui séduisent le client avide de marchandage. Et ainsi va le cycle.
Un cycle qui part en spirale à mesure que de nouvelles générations de technologie arrivent – en l’occurrence une technologie impure, dé-purifiée. Le slogan d’une certaine compagnie d’électronique – « Si malin, c’est facile » – est un symbole de dé-purification. En un sens, la société annonce que sa technologie a actuellement une utilité. Les consommateurs peuvent l’acheter non seulement pour le plaisir de la posséder, mais aussi parce qu’ils pourront lui faire faire quelque chose. Ce slogan signale aussi le fait qu’ils payent le privilège d’être stupides (la marchandise ultime au royaume de la consommation manifeste). Il n’y aura pas de manuel à lire, pas de montage, pas besoin de comprendre. Le manuel, c’est la publicité à la télévision. S’il l’a « vu à la télé », le client peut faire fonctionner le produit.
Les habitudes d’achat des amateurs de technologie pure sont mues par un activisme pervers et totalement corrompues par le cauchemar de la consommation manifeste, décrit par Veblen dans sa Théorie de la Classe de Loisir ; celles des amateurs de technologie impure sont motivées par le besoin de maintenir le dispositif d’utilisation aussi invisible que possible, de façon à ne pas briser la courbe du « mode de vie » personnel. Cette aspiration au retour à la technologie impure met le cas échéant le feu aux poudres, et la spirale redevient cercle. L’envie d’une technologie simple, qui ne distrait pas le consommateur de ses tâches quotidiennes, est trop facilement canalisée vers des produits spécialisés offrant rarement la commodité tant attendue. Deux types de produits émergent de cette catégorie de désir artificiellement engendré. Tout d’abord, le produit-arnaque, comme le shaker-à-Martini électrique. Exemple type où la bonne vieille méthode marche aussi bien, sinon mieux. La machine à aplatir les pâtes relève de la seconde catégorie. Une soirée avec ce gadget apprendra très vite à son propriétaire ce qu’intensification du travail veut dire. Cela n’a rien d’une technologie commode. L’un et l’autre de ces fragments de prodige bourgeois finiront sur le haut d’une armoire ou au fond d’un placard, comme tout le bric-à-brac qui n’a même pas procuré à son utilisateur la sensation d’une privation enrichie. Contrairement à la puce du magnétoscope, ces bribes de technologie parachèvent leur pureté par le contact humain.
Dans tous les cas de figure, cette économie du consommateur (l’économie du surplus) réussit à mettre le doigt sur le désir de l’excès, c’est-à-dire le besoin de posséder ce qui dépasse l’usage humain. Le plaisir est dévié vers la négation – on ne se sert pas du produit. Cette forme d’excès est le privilège de ceux qui jouissent du surplus de la production. Bien que la bourgeoisie n’ait jamais atteint la pureté de l’inutile propre aux classes aisées qui l’ont précédée, elle aspire encore, avec grande angoisse et peu de succès, à une contre-production totale. Cette classe est bien en-dessous du niveau supérieur de la hiérarchie maître/esclave si justement mise en évidence par Hegel. Les produits que consomment les membres de cette classe se transforment en artefacts d’une débauche obscène de l’excès, à laquelle ils devraient, en tant que chefs de clan, participer personnellement. On ne doit jamais sous-estimer la lâcheté de la bourgeoisie. Confrontés à l’opportunité de tester les limites du possible, ils préfèrent laisser les choses prendre leur place au royaume de l’inutile. Un royaume où les produits de la contre-production acquièrent un statut analogue à celui du sacré dans les cultures « primitives », et deviennent les icônes du transcendantalisme séculaire, accumulant la « manne », en contrôlant la vie de ceux qui les entourent.
Le sens commun rejette typiquement cette curieuse notion selon laquelle une technologie étrangère à la vue et à l’esprit définirait mieux l’existence humaine dans l’économie du désir. Comme le formulaient, chacun à leur manière, William James et Alfred Schultz, le principe du sens pratique structure le quotidien. Les objets sont perçus d’abord et avant tout en terme de valeur instrumentale. La construction d’un modèle d’existence individuelle centré sur la perception, placera, sans aucun doute, le visible au centre, et l’invisible à la périphérie. Dans l’espace d’entente intermédiaire, l’utilité est le principe gouvernant. De ce fait, dans le royaume du visible, la consommation de l’excès et l’excès de consommation entretiennent en partie le sens pratique. Par exemple, une personne aisée achète une voiture de luxe. Bien qu’elle soit inutile sur bien des plans, la raison principale de son achat est « une belle ballade ». L’adjectif « belle » traduit la composante inutile, alors que l’élément central, le mot « ballade », réfère à la fonction du produit. La potentialité de la voiture à faire d’un processus instrumental un plaisir est ce qui la relègue dans la sphère du désir et de l’excès, et en fait ainsi un produit approprié à la consommation manifeste.
Autre exemple, les systèmes d’Imagerie par Résonance Magnétique (IRM). La façon dont les institutions médicales utilisent cet outil de diagnostic est le plus souvent abusive. L’IRM est une machine très coûteuse ; dernier cri de la médecine high-tech, c’est donc un investissement qui doit tourner pour recouvrir le capital initial engagé. Elle peut tenir ses promesses industrielles, c’est la machine-vision médicale parfaite. L’IRM montre, bien mieux que celles qui l’ont précédée l’espace du corps avec une clarté telle qu’aucun envahisseur du corps biologique ne peut plus s’y cacher. Pourtant, la plupart du temps, l’IRM n’est pas nécessaire. Une radiographie suffit souvent pour diagnostiquer une maladie. Il y a excès quand, sur décision du médecin, on abuse de l’IRM (simplement comme moyen d’accroître le profit et de protéger le capital). Il en va de même quand la machine est utilisée comme précaution supplémentaire par le médecin ou le malade. Dans la plupart des cas, l’IRM, comme la voiture de luxe, ne peut que tendre vers la pureté ; elle ne l’atteindra en fait jamais. Elle sera toujours associée à la fonction pratique de la vision. Au contraire, l’inutile est rarement repérable en ce qu’il n’appartient pas à cet excès bourgeois limité. Comme consommateurs, nous ne sommes pas formés à discerner l’inutile ou à avoir conscience de sa valeur – ses racines psychiques sont enfouies au plus profond de la conscience et de l’économie.
On confond trop souvent le luxe excessif au centre de la sphère et les limites de l’excès, mais ces limites vont bien au-delà du visible. Pour comprendre l’excès extrême, il faut aller au-delà de la consommation manifeste. L’excès ne se voit pas, il ne peut qu’être imaginé, et dans cet espace idéal, il est tout au plus possible d’en saisir les marges. Qu’il s’agisse d’une puce inutile dans les entrailles de la machine, de la technologie qui vit dans les placards de chacun, ou d’un système de missiles souterrains, la pureté de l’inutile et les limites de l’excès ne sont pas visibles. Le véritable déploiement du pouvoir s’inscrit dans l’absence, dans les marges troubles, irrationnelles, de l’existence.
Il arrive parfois qu’au-delà des frontières entre le visible et l’invisible, le sacrifice fasse irruption dans la vie quotidienne,. Nous savons tous qu’un très grand nombre de personnes meurent chaque année sur les routes et les autoroutes (environ 50 000 aux États-Unis). Preuves de la sincérité de notre désir de technologie de transport, ces personnes sont volontairement et inutilement sacrifiées. Nul moyen d’arrêter ce sacrifice : pas de fermeture de routes et, qui plus est, pas d’honneur rendu à ceux qui donnent leur vie pour l’excès de voyage – ils restent inconnus à jamais. Le philosophe et artiste Gregory Ulmer a proposé d’ajouter, à côté du mémorial de la guerre du Viet Nam, une imprimante qui donnerait au fur et à mesure les noms de ceux qui meurent sur la route. Inutile de dire que cette proposition a été rejetée, car, dans les sociétés modernes, de tels sacrifices et de tels excès doivent être dissimulés. Monumentaliser la mort et l’inutile est tout simplement trop effrayant.
Les monuments érigés aux sacrifices pour l’État sont typiques, mais ne sont qu’un commencement. La plupart d’entre eux sont des morceaux abstraits de béton, de marbre, de bronze ou de tout autre matériau synonyme de longévité d’une mémoire artificiellement créée. Mais il arrive que ces monuments soient d’une honnêteté brute, et que la technologie inutile et ses esclaves s’affichent alors publiquement. Le USS Arizona par exemple – un vaisseau à moitié coulé avec tout son corps d’équipage (officiers inclus) – gît silencieusement dans Pearl Harbour. Ce monument national, objet fonctionnel rendu inutile par le sacrifice, suggère, par son absence de fonctionnalité, un instant métaphysique de perte profonde. (Malheur à celui qui ne traite pas cette relique avec le respect qui lui est dû, car elle parle de la volonté d’excès enracinée dans l’inutilité humaine face à la mort.) Mais le plus irrésistible, est que ce vaisseau continue de figurer au tableau du service actif. Cette nécropole est davantage le symbole du cœur absent de la machine de guerre, qu’un monument aux soldats américains morts dans la bataille de Pearl Harbour. Il monumentalise l’inutilité transcendantale.
La technologie utopiste est également tombée en disgrâce. Elle a été dépouillée de sa pureté et réinvestie d’une utilité. Cette chute est la conséquence d’un retour au contact avec l’humain. Une fois sortie de la chaîne de production, la technologie vit sa vie, summum divin de l’inutile, sans plus d’interaction avec les humains, qu’ils soient utilisateurs ou inventeurs ; ils ne sont plus que la justification de son inutilité. Et le lieu où l’on trouve la plus pure et de la plus complexe des technologies n’est pas secret. Il est au plus profond du cœur de la machine de guerre, là où se cache le système des missiles. Toute la recherche est en fin de compte concentrée sur ce monument invisible à l’inutile. Plus il devient imposant et puissant, plus grande est sa valeur. Mais qu’il soit touché par l’utilité – c’est-à-dire qu’il soit utilisé – et sa valeur est anéantie. Elle ne subsiste que s’il est entretenu, amélioré et augmenté, que s’il ne fait jamais réellement quelque chose. L’idole de la destruction est insatiable ; elle ne veut qu’une chose, absorber toutes les ressources. En retour, cependant, elle secrète quelques objets utiles. Les systèmes de communication et de transport, par exemple, ont connu une dramatique amélioration, due aux recherches constantes visant à accroître la grandeur du dispositif de l’inutile.
Ce processus peut avoir un point de rupture – l’agonie de l’Union Soviétique l’a montré. Les « patriotes de la démocratie » ont poussé un soupir de soulagement et se sont félicités d’avoir enfin raison – « le communisme ne marche pas » – mais il y a peut-être encore lieu pour eux de s’inquiéter. La chute de l’urss n’a que peu à voir avec l’idéologie. Les États-Unis et l’urss étaient en compétition pour produire le meilleur dispositif de l’inutile, donnant ainsi la preuve de leur maîtrise hégélienne respective du globe. Autocrates et oligarches modernes savent depuis longtemps que l’entretien d’une armée constitue une pression excessive sur l’économie. Il est clair que les armées traditionnelles sont les premiers monuments à l’inutile, mais en terme de taille et de coût, ce ne sont que des nains comparées aux systèmes de missiles de l’âge électronique. À l’instar de tout objet inutile, elles ne dégageront aucun retour sur investissement. L’inutile constitue une perte de capital à 100%. En dépit du fait que cet investissement va clairement à l’encontre de ce que la culture bourgeoise visible considère comme utilitaire, que ce soit dans les républiques constitutionnelles ou socialistes, le désir compulsif de l’inutile l’ordonne de plus belle. (Le Japon est une intéressante exception à cette règle.) Malheureusement pour elle, l’URSS n’a pas su s’adonner au pur excès de consommation au même rythme que les États-Unis. Un brin constipée, la techno-idole soviétique n’a pas pu assurer le débit d’excrétion nécessaire. Alors, une fois les limites de l’inutile atteintes, le système a implosé.
De son côté, le gouvernement américain reste convaincu qu’il est possible de progresser encore. Avec la campagne de la Guerre des Étoiles, Reagan a inauguré une politique d’expansion radicale de l’inutile. Certes, c’était l’homme idéal pour une telle politique, puisqu’il était lui-même une idole de l’inutile. Il est, en ce siècle, l’une de ses rares incarnations organiques. (C’est en partie la raison pour laquelle il était considéré comme un héros bourgeois.) Sans aucune excuse, il a tenu à plonger en personne dans l’inutile. Il n’aurait laissé sa place à aucun objet. Jouant sur la paranoïa yuppie (l’amie du fascisme), Reagan a convaincu le public qui le soutenait qu’il était nécessaire d’ériger un monument défensif (la Guerre des Étoiles), “juste au cas” où le monument offensif (le système de missiles) ne serait pas suffisant. Sa plaidoirie eut un certain succès, dans la mesure où elle garantissait que rien ne viendrait entraver les décennies de recherches utiles qui s’ensuivraient, même si sa vision monumentale originelle (un réseau de satellites à armes-laser) venait à disparaître. Il s’assura ainsi que le dispositif de l’inutile se développerait, y compris dans le cas où la guerre froide arriverait à son terme.
Certes, cette situation est dépassée. A l’heure actuelle, les États-Unis n’ont plus de concurrents dans la course à l’inutile, mais le monument est toujours entretenu et continue de s’étendre ; fait tout à fait étrange, puisque l’argument cynique de la dissuasion lui-même est aujourd’hui remis en cause. Quoique le monument offensif semble rétrécir – les missiles sont désarmés et démantelés avec le soin et l’ordre d’un grand rituel, et des technologies qui ont coûté des millions de dollars sont laissées en friche –, le système général continue de croître. Bien que beaucoup refusent encore d’en convenir, le désir bourgeois de soumission à l’inutile est, pour le moment, d’une visibilité éclatante. On a mené les recherches, amélioré le système, mais dans quel but ? Les missiles sont désormais pointés vers l’océan, de sorte que même s’ils sont utilisés, ils seront inutiles. Les fragments de la technologie de la Guerre des Étoiles ne sont pas à proprement parler sortis des laboratoires expérimentaux, et même si cela devait arriver, il n’y plus d’ennemi contre lequel il faille protéger les États-Unis. Le système américain a réalisé l’inutilité transcendantale absolue. Un moment techno-historique qui symbolise le summum de la pureté technologique.
Dans son empressement à sauver l’appareil de l’inutile de la ruine, Reagan a peut-être commis une erreur. En semant l’idée du monument défensif dans l’esprit des Américains, il a rompu la stratégie première de la machine de guerre – la destruction mutuelle assurée. Il a restauré dans la conscience américaine l’espoir que l’utilité pourrait peut-être sauver les citoyens de l’annihilation totale qui, à coup sûr, détruirait le reste du monde. La dissociation de la mort et de l’inutile a fait ressurgir du royaume du privilège les éléments jadis sacrés de la techno-guerre. Une fois ces éléments dé-purifiés, leur valeur, en terme de satisfaction du désir bourgeois, s’est volatilisée. C’est en partie la raison pour laquelle la vision originale de la Guerre des Étoiles par Reagan a été mise en pièces.
Ceci dit, l’essentiel de la techno-guerre n’a pas pour autant été dé-purifié sous couvert de glissement idéologique, et la pureté des armes offensives de destruction de masse ne cesse de croître. Les nations qui ne comprennent pas les codes de l’inutile mais qui possèdent le dernier cri de la technologie militaire suscitent de grandes inquiétudes. Exemple : L’Irak, la Libye et la Corée du Nord. Le gouvernement américain veut y mener des actions hostiles simplement parce qu’il est convaincu que la Corée du Nord ou la Libye pourraient se procurer des armes de destruction de masse et s’en servir. Dans le cas de l’Irak, le code a été effectivement transgressé lorsque son gouvernement a utilisé des armes chimiques. Depuis lors, l’Irak n’a remporté aucun succès économique ou militaire. La leçon à retenir est la suivante : les nations qui ne se soumettent pas aux idoles bourgeoises de l’inutile seront sacrifiées comme hérétiques, et se verront refuser l’accès à ces mêmes icônes.
En dépit de la sagesse commune qui veut que l’on ait recours aux variables de l’intérêt national et de l’utile pour expliquer la relation entre désir et pouvoir, il peut s’avérer tout aussi fructueux de s’en remettre aux principes de l’anti-économie – perversité et inutilité. L’économie du désir-non-canalisé et de la perversité, comme le suggère Bataille, pénètre la surface de l’utile de façon bien plus convaincante. Au XXe siècle, le progrès s’est essentiellement manifesté sous la forme d’une culture bourgeoise cherchant un nouveau maître. À l’époque de la révolution bourgeoise, l’aristocratie a été détruite, de même que l’Église et ses hiérarchies spirituelles, mais cela n’a en rien affecté le désir primordial de servir l’utile. Le rituel primitif de l’offrande à un Dieu en colère, ou potentiellement en colère, visant à restaurer sa neutralité apaisante, se perpétue encore et toujours dans l’économie capitaliste complexe. Chaque chose doit être subordonnée à la neutralité – à l’inutile. L’une des différences majeures entre l’âge du virtuel et les temps plus primitifs réside dans le fait que les idoles contemporaines n’ont aucun référent métaphysique. Celles que l’on a édifiées ne sont pas des points de médiation entre le corps et l’esprit, ou la vie et l’après-vie, mais au contraire des points morts, des signes vides. Pour ces dragons de papier, le sacrifice n’a pas de limite. Le sang coule chaque jour sur les escaliers du temple. Le progrès venant s’échouer dans le Temple de l’inutile, quelle coïncidence ! Tandis que ce récit mythique s’auto-détruit encore et encore, la suggestion d’Arthur et Marie-Louise Kroker prend de plus en plus sens. Le vieux capital n’est pas au déclin mais enclin à sa propre transe de mort.
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5. Le Sacrifice humain dans l’Économie rationnelle
On croit bien souvent que le sacrifice humain est une de ces institutions “primitives” disparue depuis longtemps de la civilisation occidentale. C’est malheureusement le contraire. L’institution du sacrifice est bien vivante. Travestie sous des formes inattendues, elle demeure un élément essentiel du quotidien, de la politique et de l’économie du monde industrialisé.
Bon nombre de peuples antiques, parmi lesquels les Égyptiens, les Aztèques et diverses sectes hindous avaient su faire du sacrifice une institution visible intégrée à la vie sociale. Une telle pratique se trouvait légitimée par des nécessités religieuse et mystique. Grâce au sacrifice, on pouvait apaiser les dieux, ou même les soudoyer pour qu’ils fassent certaines choses, par-delà le contrôle de l’agent collectif ou individuel impliqué dans le rituel de mort. Le sacrifice réunit d’une manière concrète les mondes du visible (du sensuel) et de l’invisible (du spirituel). Les anthropologues ont émis l’hypothèse que le bénéfice psychologique de cette performance hyper-réelle tenait à sa capacité à apaiser l’anxiété des participants en leur donnant un sentiment de contrôle sur les éléments non rationnels de l’existence ; cet avantage politico-économique, qui consiste à ordonner la mort à travers une cérémonie sociale, améliorerait la gestion et le contrôle social d’une population. Dans les cultures où le cannibalisme fait partie du rituel, la chair humaine pourrait également constituer une source indispensable de protéines. Malgré leur relatif pouvoir explicatif, de telles théories ont tendance à occulter la connexion entre économie non rationnelle de la mort et économie rationnelle du surplus et du gaspillage. L’ignorance volontaire de ce lien est l’une des raisons pour laquelle le sacrifice, imperceptible et constant, reste une institution standard dans toute culture dotée d’une économie du surplus.
Étant donné notre propension occidentale à réprimer les aspects gênants de l’existence, il est peu probable que nous institutionalisions un jour le sacrifice de manière visible ; de toute façon, le spectacle légitimant de la religion comme pratique, se dissoudrait sous le feu du processus de rationalisation. Il reste cependant à remplir les fonctions sociales propres au sacrifice humain. La société bourgeoise, qui n’aime guère délaisser une action susceptible de générer du profit ou de maintenir l’ordre social, permet au sacrifice de se perpétuer dans les marges de l’invisible. Au lieu de l’éliminer, la société l’a remisé dans une sous-économie faite de relations sociales tabou et d’objets maléfiques, lesquels ne doivent être ni pensés, ni vus, ni même nommés. Ce royaume est le fondement même de l’empire capitaliste de l’excès.
Cette économie du dessous s’organise autour de deux types de sacrifice, ayant chacun des effets spécifiques matériels et hyper-réels sur l’économie du dessus : l’un est guidé par le principe de l’excès, l’autre par celui de l’autonomie. Le sacrifice afférant à l’excès se rattache à deux processus économiques stratégiques : d’un côté produire plus que nécessaire, de l’autre consommer plus que nécessaire. Un tel état de surproduction/surconsommation exige qu’un nombre considérable de citoyens et d’étrangers soient mutilés et tués. Prenons l’exemple de l’utilisation des véhicules à essence que la plupart des gens considèrent comme un droit inaliénable. Dans ce contexte, un groupe politique minoritaire justifia la nécessité du sacrifice de vies humaines pendant la Guerre du Golfe par le fait que la machine de guerre occidentale devait assurer ses réserves de carburant pour que les citoyens du monde puissent faire leur plein à un prix raisonnable. Une explication qui, bien que largement comprise, reste marginale. Dans l’arène sociale, le sacrifice politico-économique doit rester dans le non-dit. L’objectif officiellement reconnu de la Guerre du Golfe et de ses sacrifices était de “libérer” le Koweit et de mettre un terme à la folie des grandeurs d’un dictateur militant. La moralité était évidente, masquant un impératif économique que la médiatisation de la déviance/méfiance de gauche dévoila un court instant. La guerre a attiré l’attention sur la sous-économie du sacrifice imposée par les excédents en carburant, mais la mort de quelques 50 000 personnes sacrifiées chaque année dans des accidents d’automobiles n’émeut que peu ou pas du tout. La plupart d’entre nous acceptent ce chiffre en échange de la liberté de conduire – tant que le sacrifice reste caché et abstrait.
Ces statistiques révèlent la deuxième catégorie de sacrifice régi par le principe d’autonomie. Ce genre de sacrifice, surtout lorsqu’il est visible, est odieux pour l’ensemble de la classe politique, à l’exception de la gauche radicale (à l’inverse du sacrifice pour l’excès qui est acceptable pour tous, sauf pour la gauche radicale). Selon ceux qui adoptent cette position politique isolée, le sacrifice est une conséquence malheureuse mais nécessaire de la libération du désir, un compromis qu’il faut accepter comme prix de la liberté. Car plus l’autonomie accordée aux individus est grande, plus le sacrifice demandé est important. La mort et l’autonomie (c’est-à-dire l’expression du désir) sont intrinsèquement liées. De tels sacrifices s’articulent autour de la possibilité de donner, de contrôler et de retirer la vie à un niveau individuel. Le désir peut prendre n’importe quelle forme émotionnelle, et il est difficile de prévoir de quelle manière il va se traduire en actes. Il n’est jamais exclu que l’action soit violente et, de ce fait, fortement liée à la mort. Le niveau d’incertitude émergente associée à l’activité non rationnelle est élevé, ce qui tend à provoquer une forte anxiété ; en général, lorsque l’idée de notre propre mortalité fait surface pour nous rappeler à l’ordre, et lorsque l’économie du sacrifice gagne en visibilité, l’hystérie et la panique ne sont pas loin. L’alternative permettant de faire face à cette forme de sacrifice et au malaise issu de l’incertitude a été traditionnellement l’abandon de la souveraineté individuelle à l’appareil d’État, lequel se chargera de légiférer sur les formes d’action sociale acceptables. Plus grande est la peur de ce type de sacrifice, plus homogène et plus contenue sera l’action sociale nécessaire pour apaiser cette peur.
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Guerre et génocide.
Le sacrifice a toujours été perçu comme une composante nécessaire de la guerre. Traditionnellement, la jeunesse d’un pays est de la chair à canon envoyée au combat, tandis que la structure de soutien de la machine de guerre (le spectacle) pleure leur perte et masque leur rôle de victimes en leur garantissant le statut de patriotes et de héros. Le lien entre monde spirituel et sacrifice est sans doute perdu, mais il est remplacé ici par les notions métaphysiques que sont les principes de la Nation (le progrès, la démocratie, le libre marché etc.). L’absence de fondement absolu de ces principes “sacrés” est oblitérée par des spectacles qui ne proposent que fausse direction, illusion et distraction : parades, enterrements militaires, monuments, éditions spéciales télévisées et tout ce qui s’ensuit. Dans le même temps, le contrat rationnel – qui dit que le sacrifice de tant de personnes rapportera tant de profit, de prestige, de terre, et d’autres victimes sacrificielles – est connu de tous, mais il n’en est jamais fait mention. Et on a tendance à penser que, selon les cas, ce silence permet d’éviter la dissonance d’une contradiction morale, ou d’échapper aux sanctions négatives.
La philosophie sociale fasciste explique avec candeur la nécessité du sacrifice qui se manifeste par le génocide. Étant donné que notre époque éclairée n’offre plus la possibilité d’une solidarité sociale par la similarité des âmes (se traduisant par l’institution d’une religion commune), il convient de trouver de nouveaux moyens pour redonner une cohésion à une société économiquement différenciée. La solidarité génétique peut remplacer la solidarité religieuse, en éliminant tout ou partie (le nettoyage ethnique) de ceux qui ne relèvent pas du même code (génétique). De plus, comme l’ont constaté les fascistes, l’élimination d’une population donnée libère un nouveau territoire géographique où sera relogée la sous-classe correctement codée, et neutralise ainsi considérablement les pressions sociales. Dans la philosophie autoritaire de gauche (Staline, Pol-Pot, etc.), la solidarité se fonde sur un code idéologique et non plus sur un code génétique. La notion d’infériorité idéologique, soutenue par une structure spectaculaire, fait que l’on goûte le sacrifice de masse rationalisé, à la fois moralement et économiquement. Il ne fait aucun doute que les progrès modernes, tels que la technologie, ont grandement amélioré l’efficacité du modèle primitif en rationalisant l’extermination, à la fois en terme de nombre de sacrifiés et de vitesse de construction des nécropoles modernes.
Poursuivre plus avant la description de l’émergence du sacrifice dans le domaine du visible ne servirait à rien. Quiconque a réfléchi ne serait-ce qu’un instant à ces manifestations en connaît les caractéristiques. Ce que l’on ne comprend pas en général, c’est que les formes épiques de sacrifice, comme le génocide, ne vont pas clore la liste. Ce ne sont que des “solutions finales” – des manifestations pathologiques d’une économie du dessous qui valse avec la mort.
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Ouverture automatique de porte de garage.
Toute marchandise comporte un certain degré de risque et parfois la possibilité d’ôter la vie. Nombreux sont ceux qui s’arrangent pour se tenir à bonne distance de l’incertitude de la vie, s’épargnant ainsi la douloureuse et constante épreuve de savoir quand tout cela va finir. Mais certains ne parviennent pas à bannir la mort de leur esprit. Il existe une situation capable de conjurer ce malheureux état de conscience : perdre un ami intime à l’occasion d’un sacrifice. Dans ce cas, l’objet associé au sacrifice est perçu comme abject par le proche de la victime. Les groupes d’individus qui attribuent un pouvoir de mort à un même objet se constituent souvent en associations, tentant de révéler le sacrifice propre à cet objet fétiche, et le cas échéant de détruire l’objet lui-même.
La nature de l’abject a récemment suscité une grande confusion. Au vu de la littérature et des expositions d’art sur le sujet, on pourrait penser que la définition de l’abject se réduit à l’esthétique bourgeoise de la répulsion à l’égard de l’“obscénité” des sans abris et des activités sexuelles “perverties”. De telles choses ne sont qu’une infime partie de l’abject, si tant est qu’elles y participent. (Les pratiques sexuelles extrêmes ne sont peut-être que le moyen d’échapper à l’abject et non d’y participer.) Tout objet médiatisant l’appréhension affective de la mortalité peut devenir une manifestation temporaire de l’abject. L’abject est liquide, il se répand dans l’existence à un moment, pour mieux s’évaporer dans le néant l’instant suivant. Les objets abjects sont partout : dans les épingles de sûreté, les câbles téléphoniques ou les télécommandes de porte de garage automatique.
Prenez le scénario suivant : un enfant se ballade dans un garage avec la télécommande d’ouverture de porte. Alors qu’il se tient dans l’espace liminal entre le garage et le chemin d’entrée, la porte est actionnée accidentellement, se rabat sur la tête de l’enfant et lui brise la nuque. Que va-t-il se passer ? Un cri d’alarme va retentir, avertissant de la nécessité d’interdire les portes de garage automatiques (désormais en état de fétichisation limitée). Une association de personnes ayant eu des êtres chers tués de la sorte va se constituer. Ses membres iront au Congrès demander une loi interdisant les portes de garage automatiques. Leurs arguments seront simples : « Si le fait d’interdire ces portes sauve ne serait-ce qu’une vie, cela en vaut la peine » ; et : « Les portes de garage automatiques tuent nos enfants ! » On les prend pour des fous, et la législation leur est refusée.
Curieusement, ce scénario pourrait avoir une fin radicalement différente. (Il suffit de se souvenir de l’interdiction des jeux de fléchettes de jardin pour comprendre quelle absurdité de pensée et de comportement peut conjurer cette peur de l’abject.) Dès lors qu’une association crédible reproche à un objet son abjection, son rôle dans la sous-économie se trouve défini. Si l’on considère que l’objet est profitable et apprécié, ou s’il est utile dans la vie quotidienne, alors sa connexion avec le sacrifice sera une fois de plus oblitérée et il conservera sa place au panthéon du luxe ou de la praticité. (On usera de pressions fréquentes, d’actions spectaculaires et autres tactiques d’influence pour détruire ou sauvegarder l’image de l’objet contesté. Quoi qu’il advienne, ce qui ressort du processus de législation est avant tout un produit de l’hyper-réalité.)
Si la nature abjecte de l’objet n’est pas spectaculairement défendable au niveau social, alors on aura recours à des stratégies de contrainte. Exemple : Bon nombre de personnes se noient dans les piscines chaque année, mais les piscines ne sont pas interdites pour autant. Il suffit qu’on y mette des contraintes. On passe des lois pour que les piscines soient entourées de clôtures. Les piscines clôturées ne conjurent pas l’association avec la mort – l’hyper-réalité a déclaré que cet objet n’était pas un autel sacrificiel. Il en va de même des lois concernant le casque intégral pour les motocyclistes et les ceintures de sécurité pour les automobilistes. Elles aident à dissocier les motos et les voitures de la sous-économie, et à préserver une image propre et bien visible dans l’économie du dessus. Dans le même temps, nous savons qu’aux États-Unis plus de 50 000 personnes décéderont dans l’année des suites de leurs mésaventures motorisées.
La voiture apparaît parfois, mais de manière très temporaire, comme un objet abject. L’État a pris le plus grand soin de se poser en médiateur des relations entre le sujet et l’automobile. Les signes de sécurité abondent – lois sur la circulation, inspections de sécurité, code de la route – l’automobile est ainsi toujours plus dissociée de la mort. Plus importante encore est l’intuition confuse de loyauté qui entoure cette catégorie de sacrifice. Les victimes de ce rituel semblent être tirées au sort. Si quelqu’un a une connexion spatiale avec les voitures, il/elle entre dans le grand jeu de la mort. Plus son lien avec l’objet est fort, plus importante est sa chance de sacrifice personnel. Ceux qui aiment les extensions mécaniques de l’existence comme les cyborgs, et se servent de leurs moteurs pour atteindre des vitesses défiant les intentions de la chair, jouent leur vie pour des plaisirs interdits. Ajoutez à ce désir une certaine inclination rationalisée pour les produits toxiques et vous augmentez probabilité de mort et intensité du plaisir. Malheureusement l’intensité de la violence qui va de paire avec cette exploration sensuelle est telle que d’autres seront eux aussi aspirés dans le vortex de la mort, sans avoir eu droit à cet avant-goût de paradis ; une conséquence qui devrait pourtant être admise par quiconque conduit ou fait la course en voiture. La victime secondaire, qui n’a pour toute récompense que la liberté de conduire, est choisie au hasard ; une fois encore le sacrifice se dissimule derrière le signe de la circonstance aveugle (le faisceau des coïncidences).
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Mangez du raisin.
Certaines manifestations du sacrifice ont, semble-t-il, une aura plus bénigne. Les victimes en sont élues sur la base du préjudice extrême. Exemple : un grand nombre de personnes aiment manger du raisin. Parce que manger du raisin est agréable, ils sont contents de pouvoir l’acheter à bas prix et tout le temps. Pour garantir l’accès physique et financier du plus grand nombre au raisin, des techniques industrielles de culture sont mises en œuvre afin de produire une quantité excédant la demande. Si l’offre et la demande sont en équilibre, toute erreur logistique entraîne soit une rupture de stock soit un excédent de stock dans les magasins. Cela dérange les amateurs de raisin et les profits sont perdus. Pour être sûr que chaque personne économiquement apte pourra se procurer les raisins qu’elle désire, on produit un excédent. Ce qui n’est pas mangé est perdu – mais il n’y a que trop qui soit assez.
Les techniques de production requises pour ces récoltes exceptionnelles continues imposent l’usage de pesticides. De petites doses de ces produits ne sont pas réputées dangereuses pour les humains, le consommateur de raisin s’en soucie donc peu et se réjouit de l’excès de production. Le prix reste bas en partie grâce aux pesticides, mais aussi parce qu’on fait appel pour les récoltes à une main d’œuvre sous payée. Malheureusement, les membres de cette sous-classe tenue de vendre à bas prix son travail aux employeurs-producteurs sont exposés à des doses toxiques importantes de pesticides. L’âme de l’excès se forge sur ce processus douloureux de lent empoisonnement. Pour compliquer encore les choses, cette classe de victimes sacrificielles a souvent hérité du problème. Sur cet autel, les victimes ne sont pas clairement tirées au sort. Dans ce cas particulier, la sous-économie reste bien cachée. Qui, en achetant ou en mangeant du raisin pense à ceux qui meurent en le produisant ? Qui, en dehors de ce groupe spécifique pris dans l’invisibilité de la sous-économie, voit dans le raisin un objet abject ? En tant qu’individu, il nous est assez inconfortable de penser à ceux qui meurent pour notre (les mangeurs de raisin) plaisir – notre propre sadisme est parfois déconcertant. (Achetez donc un fouet et du cuir – marchandiser le sadisme est tellement plus facile.) Mais au macro-niveau, les mécanismes qui soutiennent la répression sont fort bien développés. Les lois du travail concernant les “étrangers” sont assez strictes. Un employeur n’aura aucun problème à expulser ceux qui pourraient rompre le silence ou dévoiler au grand jour le tabou du sacrifice. Les sanctions négatives non officielles sont également d’usage. Allez donc visiter le bureau local des travailleurs de la Ferme coopérative dans la vallée du Rio Grande ; les traces de balles sur la façade du bâtiment sont visiblement bien intentionnelles. Et n’oublions pas que le travail en tant que marchandise alimente lui aussi une bonne part de cette macabre récolte de l’excès.
Le travail, ou peut-être (pour être plus précis) le travail potentiel, est la première marchandise de l’économie du ghetto. L’offre de travail doit toujours excéder la demande. Se produirait-il une crise nationale ou un boom économique dans un secteur industriel particulier, un bassin ouvrier, dans lequel l’État puisera des soldats et les employeurs de la main d’œuvre, devra être immédiatement disponible. Marx a expliqué que ce processus fonctionnait comme une armée de réserve du travail. Durant les longues périodes de chômage, les travailleurs sont logés dans un quasi-ghetto – un enfermement spatial reconnu pour son climat économiquement désespéré. Comment pourrait-il en être autrement puisque personne ne produit ? En supposant qu’il n’y ait ni urgence ni boom, la situation fait que des ouvriers de réserve sont éventuellement affectés au plus bas niveau de l’usine, mais la plupart sont laissés pour compte. Le manque de soins sanitaires, la nourriture inadéquate et la violente compétition pour des ressources limitées sont les instruments du sacrifice. Tout comme le bassin sacrificiel des ouvriers de ferme, l’armée de réserve du travail des États-Unis est disproportionellement alimentée par des minorités. Les répercussions de cette récolte amère dépassent les mécanismes de répression – l’enfermement spatial ne suffit pas à les contenir. D’un point de vue conservateur, on a besoin de nouveaux signes pour réinstaurer une frontière opaque entre l’économie du dessus et celle du dessous. L’appel à un retour aux “valeurs de la famille” par exemple sert de prétexte pour repousser l’horreur du sacrifice de l’excès dans les ténèbres. Les “valeurs de la famille” ne sont qu’un euphémisme signifiant la réoccupation militante du visible par les forces de l’ordre social, et elles ne devraient en aucun cas être assimilées à un appel à l’abolition de la sous-économie – ce serait plutôt le contraire. Une telle représentation n’est qu’un nouveau moyen spectaculaire pour perpétuer et renforcer la frontière imprécise entre les deux économies.
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Les tueurs sociopathes
Les tueurs sociopathes sont des terroristes dépourvus d’intentionnalité politique. Il s’agit là d’une perception populaire. Comme les terroristes, ils ont tendance à faire ressortir le pire chez les gens comme chez les gouvernements. Les terroristes et les tueurs les obligent à se confronter à l’abject, dans un contexte instable où l’horreur semble consumer tout ce qui est visible – révélant les fondements malveillants de l’économie politique hyper-rationalisée. Lorsque le processus dure suffisamment longtemps, il déclenche inévitablement la panique et l’hystérie. Une société rationnelle ne peut accepter ces impulsions non rationnelles, pourtant bien des décisions sont prises en leur nom. La peur des tueurs surpasse celle des terroristes – dont les actions peuvent être anticipées dans une moindre mesure par l’actualité politique ; mais les sociopathes eux ne se fondent sur aucune actualité intelligible. Ils sont l’icône même de la sous-économie. Ils ne font que rappeler que n’importe qui peut être une victime sacrificielle – personne ne sera épargné. Aucun argument rationnel n’a de sens lorsqu’un tueur surgit. La probabilité est bien plus grande de mourir dans un accident de voiture que d’être la victime d’un meurtre, mais la nouvelle d’un tueur en liberté suscite la panique ; celle d’un accident de la route fatal laisse indifférent – tant qu’un proche n’est pas impliqué. Que quelqu’un se retrouve face à un tueur, et il semble perdre toute autonomie individuelle. À l’idée d’exister passivement à un moment donné, avant d’être l’instant suivant violemment projeté dans la non-existence, les gens n’ont qu’une envie : déléguer leur souveraineté à un protecteur. La police d’État donne l’illusion d’un ordre total, d’un espace où de tels événements seraient prétendument impossibles, mais c’est le contraire qui est vrai. En fait, la police d’État exagère dramatiquement le nombre de décès par mort violente. Au contraire du sociopathe non rationnel (et de ce fait imprévisible), le meurtre a pour la police des raisons instrumentales (par exemple sa propre perpétuation). Lui donner le pouvoir de traiter la vie comme il lui plaît ne fera qu’augmenter le nombre de morts prématurées pour tout le monde (quoique chez les contestataires et les marginaux, les chiffres soient déjà extraordinairement élevés). Mais un groupe hystérique, pris dans la panique de la grande foire au crime, n’est pas réputé avoir la tête froide. Doit-on s’étonner que des projets de loi passent sur les talons des morts-disséquées-par-les-médias, ou que les plates-formes de campagnes actuelles soient saturées par la rhétorique du “crime ne passera pas” ? On n’arrêtera pas les tueurs en série, les gamins des gangs, et les junkies fous en arme avec plus de police, des condamnations plus dures et/ou davantage de prisons. La peur de la peine de mort distillée par l’appareil disciplinaire de l’économie du dessus ne dissuade pas ceux qui vivent dans l’économie du dessous (ou est-ce “ceux qui répondent aux stéréotypes de l’économie du dessus, celle de l’hyper-réalité” ?) ; ce dispositif ne fonctionne que pour réprimer les désirs ou décourager les actions de ceux qui sont déjà des membres bien placés de cette même économie du dessus.
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Les supporters sportifs
Tous les sacrifices ne s’achèvent pas dans la mort. Certaines victimes n’ont besoin que d’être mutilées pour remplir leur fonction sacrificielle. Les sports en sont un excellent exemple. Certains objecteront que les pratiques sportives sont sous le coup d’un contrat rationnel : les professionnels sont fort bien dédommagés pour les dégâts corporels subis. Il se peut que cette classe d’agneaux sacrificiels se couche volontairement sur l’autel, car avant de se voir infliger la douleur, ils sont traités comme des rois à qui l’on offre un avant-goût de paradis, et leur destin n’est donc pas si macabre. Mais qu’en est-il de toutes les victimes sacrifiées à la production de cette royauté ? Le niveau de qualité exigé par les consommateurs de loisirs sportifs est extrêmement élevé. La participation directe exige un entraînement de toute une vie (la participation spectaculaire demande elle aussi un long processus d’endoctrinement), et parfois même des bio-modifications par voies mécaniques ou synthétiques. Dans la mesure où on ne peut savoir à coup sûr qui sera apte à faire partie de l’élite athlétique, un grand nombre de personnes doivent entrer très tôt dans le processus de façonnage pour alimenter la réserve de talents potentiels d’où sortiront les meilleurs athlètes. Ceux qui restent seront évacués. La plupart échappent au processus de façonnage sans trop de dégâts, heureux d’y avoir participé ; les autres ne s’en sortent pas si bien. Dans cette classe de laissés pour compte, il y a ceux que l’on a mutilés en sacrifice. Ils sont de tous âges : bambins, écoliers, lycéens, collégiens et universitaires, grande parade de la bio-destruction. Articulations, membres, os, ligaments et autres sont déchirés, lacérés, fracassés. A l’inverse de leur collègues professionnels, ces victimes n’ont droit à aucune compensation si ce n’est le plaisir pris sur le chemin de l’autel.
Dans ce cas, la mutilation peut avoir une double fonction. Les administrateurs du sport professionnel profitent de ceux qui ne réussissent pas à devenir des athlètes actifs, bien au-delà du fait qu’ils s’offrent comme matériel à l’industrie du sport. Car ces victimes sacrificielles (les athlètes manqués) ne sont ordinairement pas tués (bien que de telles erreurs se produisent à l’occasion), ils deviennent de parfaits spectateurs potentiels. Ces handicapés du sport sont profondément attachés à leur discipline de prédilection, voire même nostalgiques, et du fait qu’ils ne peuvent plus jouer, ils ont plus encore le désir de payer pour voir les autres jouer. L’industrie du sport gagne ainsi non seulement des produits (les athlètes) mais aussi un marché, développé sans bourse délier. L’abattage de tant de jeunesse au profit d’un sport qui ne peut qu’être regardé témoigne sans aucun doute d’un amour et d’un désir sincère. Mais il se pourrait qu’il y ait là le signe plus profond de l’amour américain pour un ordre oculaire de la passivité.
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Les armes à feu
Historiquement, les États-Unis ont presque toujours considéré les armes à feu comme un outil de production nécessaire. Qu’elles aient été un moyen de défense, pour libérer la terre de ses occupants aborigènes, un moyen de se procurer de la nourriture (en particulier des protéines) ou un moyen de collecter légalement des biens (la fourrure par exemple), les armes à feu étaient ces instruments de construction sans lesquels le foyer n’était pas complet. Elles étaient également perçues comme un outil révolutionnaire : en posséder protégeait contre la tyrannie. Cette dernière notion a quelque chose d’anachronique dans la mesure où les armes à feu ne sont plus le nerf de l’équipement militaire, mais certains s’accrochent encore à cette idée. La National Rifle Association nous dit que pour être de bons Américains, nous devons être “toujours vigilants”, et, au cas où, être également armés. Chez les conservateurs, ces notions ont alimenté la mythologie et le rêve d’une Amérique qui leur permet ce qu’ils font rarement – maintenir l’hystérie à distance et défendre la liberté. Compte tenu de leur propension à répondre à tout problème social en arrêtant systématiquement ceux qui y participent, n’est-il pas surprenant que les conservateurs ne veuillent pas mettre les armes à feu hors la loi, et jeter leur détenteurs en prison ?
Assez curieusement, dans ce cas, ce sont les libéraux qui sont en faveur de l’emprisonnement. Pour eux, les armes sont devenues spectaculairement abjectes, l’objet mauvais par excellence.L’hystérie relative en particulier aux armes d’assaut est frénétique. (La probabilité actuelle d’être tué par une arme d’assaut est si faible qu’elle ne mérite pas d’être prise en compte.) La rumeur génératrice de cette hystérie se fonde sur trois développements : Premièrement le sacrifice des prisonniers du ghetto commence à devenir visible dans la banlieue résidentielle ; deuxièmement les médias ne cessent de diffuser des images de sociopathes allant dans les Mac Donalds, les écoles primaires, les bureaux de postes, les wagons de métro etc., vider un chargeur ou deux ; troisièmement on a découvert un principe décontextualisé selon lequel quand on tire avec une arme à feu dans un foyer, les victimes sont généralement les membres de ce foyer. Dans l’ensemble (à l’exclusion des victimes de tueurs sociopathes), la victime d’une arme à feu n’est pas un sujet universel, mais un sujet coincé dans un environnement prédateur spécifique. D’un autre côté, on risque moins d’être victime d’un tueur sociopathe que d’être frappé par la foudre. Pourtant, en dehors des mythes stabilisants auxquels souscrivent les conservateurs, et qui contribuent à maintenir une barrière opaque entre l’économie du dessus et celle du dessous, il semble qu’il y ait une sérieuse probabilité de rejoindre le cortège des victimes sacrifiées en échange de la liberté de posséder une arme. La perception libérale est que l’arme risque davantage d’être utilisée contre certains plutôt qu’avec leur accord. (CAE n’a jamais entendu un libéral de l’économie du dessus suggérer de désarmer son prétendu protecteur, la police.) En conséquence, les sacrifices au nom de la liberté apparaissent trop désordonnés et trop visibles, d’où l’appel réactionnaire à la répression. Même une répression maximum (interdiction totale des armes et peines obligatoires pour détention), ne stoppera pas la pathologie d’une sous-économie peinant sous le fardeau de l’excès capitaliste. Mis à part les sociopathes, le problème ne concerne pas les citoyens armés en soi ; le vrai problème c’est le citoyen armé coincé dans une économie prédatrice et hyper-réelle. Pourquoi s’attaque-t-on toujours au symptôme et pas à la maladie ?
Le sacrifice humain est la caractéristique permanente de toute société complexe. Quelque sévère que soit l’ordre imposé, certaines personnes trouveront une fin prématurée pour combler les demandes de la production/consommation. Quelque libre que soit une société, certaines personnes trouveront une fin prématurée, parce qu’ils associent mort et désir. Aucune société, qu’elle soit totalement soumise ou parfaitement libre, n’échappera à la nécessité du sacrifice, même si les signes qui régissent son fonctionnement varient considérablement. La question à se poser est : qu’est-ce qui est préférable – le sacrifice au nom de l’autonomie individuelle, ou le sacrifice au nom de l’ordre social (la sur-production rationalisée) ? Côté pouvoir, on offre l’illusion de la sécurité et la réalité de l’efficacité, mais les conditions répressives imposées par l’État et la persécution mentale du désir refoulé en permanence réservent cette option aux trouillards et à ceux qui ont le contrôle sur les moyens de production, les services et la consommation. Dans un contexte aussi puissamment rationnel, le sacrifice devient beaucoup plus fréquent et chaque acte sacrificiel affecte un plus grand nombre de personnes. Mieux, les victimes appartiennent bien souvent à une catégorie bien déterminée. Sous un tel régime, les humains autonomes que nous sommes se transforment en automates.
Il semblerait donc préférable de choisir le sacrifice au nom de l’autonomie, mais ce choix n’est pourtant pas parfaitement clair. Une telle préférence aurait pour conséquence une réduction des programmes de sacrifice rationalisé de masse (le génocide), mais les micro-événements (le meurtre ou l’accident) ne cesseraient pas pour autant, voire même augmenteraient. L’idée que l’État est la cause de tous les troubles qui affectent le monde, et que si on se passait de lui, la bonté naturelle du peuple s’épanouirait – la vision anarchiste traditionnelle – semble bien naïve. Bien que les troubles causés par l’État ne soient pas exagérés, l’agent libre désirant est lui aussi acteur dans ce mal affreux. La nature égoïste du désir est capable d’engendrer le type même de catastrophe sociale généralement propre à l’État. Au nom du désir libéré, une immense cruauté pèse sur le peuple. Aux États-Unis par exemple, le foyer a historiquement été une zone de liberté pour le chef de famille (et dans une moindre mesure pour ses autres membres). Échappant relativement à la surveillance tyrannique de l’État, le foyer a également été un lieu de soulèvement social : toutes sortes de violences et d’abus s’y sont déroulés. Le désastre est double si l’on considère que les victimes de violences domestiques tendent à être le plus souvent les femmes et les enfants. Pour cette raison, de nombreuses féministes sont passées du côté de l’État, demandant une société plus répressive. D’aucuns diront que les auteurs d’abus ne font qu’exprimer la frustration et l’aliénation causées par la structure politico-économique exploitante, et que si l’oppression de l’État était moindre, la fréquence des abus dans des zones temporairement libres diminuerait également. Une possibilité qui semble raisonnable ; cependant, une éradication complète de la violence paraît peu probable. Combler le désir n’est pas juste une question de prise de pouvoir mais de quelqu’un qui prend ce pouvoir. C’est pour cette raison que des anarchistes (au sens le plus large du terme) comme Nietzsche, Bataille, Sorel et Bakounine sont, en leurs temps, devenus (ou ont loué dans le cas de Bataille) les autoritaristes qu’ils méprisaient.
Psychologiquement parlant, le choix de la libération implique que les participants acceptent ou au moins se confrontent à l’abject. Dans la société sécularisée, on demande beaucoup à celui qui a la réputation de ne pas avoir peur de la mort y compris d’accepter la loi du sacrifice, le cas échéant. Il n’est pas facile non plus d’admettre que la violence (au sens pratique du terme) ne soit pas catégoriquement diabolique, mais que, dans certains contextes, elle puisse renforcer le pouvoir de chacune des parties impliquées. La décision est certes difficile, mais CAE préfère de loin affronter le problème anarcho-fasciste du dérapage, et faire face à la visibilité de l’abject, plutôt que de vivre tel une abstraction sous le joug autoritaire d’une efficacité relevant de la vision d’une hyper-réalité sponsorisée par l’État.
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Épilogue : Stratégies non rationnelles
Parfois la technologie existante semble éclipsée par la rumeur concernant de nouvelles technologies. Soutenu par l’imaginaire de la science-fiction et le potentiel de la technologie recombinante, le mastodonte de la high-tech s’étend hors du monde extérieur et s’insinue dans l’univers intérieur du désir et des angoisses profondes. C’est le cas de la lune Coca-Cola. Est-il possible de placer en orbite un satellite qui tirerait une voile de mylar géante marquée du logo Coca-Cola ? C’est à voir. Mais le simple fait de l’envisager perturbe véritablement le confort de nos espérances. Imaginez cette icône de la perversité faisant irruption dans les cieux, montant de l’Est, traversant lentement le ciel nocturne, puis déclinant vers l’Ouest, son mylar brillant d’un éclat éblouissant. Villiers de l’Isle Adam, le techno-prophète du dix-neuvième siècle, nous avait prévenus : la technologie nous enveloppera, comme le ciel nous enveloppe, c’est notre destin (« Lumières Célestes », Contes Cruels) ; de même, il avait prédit l’apparition des créatures cybernétiques (L’Eve Future). Mais ce qui est encore plus intéressant, c’est qu’il semblait comprendre que ces choses étaient aussi désirables que répugnantes. La re-présentation des plaisirs et des frayeurs liés à la mythologie lunaire pourrait s’incarner dans le logo Coca-Cola. Et le fait d’apparaître comme une lune pourrait lui permettre d’aller fouiller dans l’inconscient et le désir câblé d’être Coke, créant ainsi un lien mystique entre le consommateur et le produit surpassant le spectacle terrestre et la publicité subliminale.
En dépit de son délire rationalisant, le complexe militaro-industriel a fabriqué en permanence des stratégies de désir, déclenchant des chocs psychiques chez les individus qui correspondent à leurs marchés cible. Comment la résistance culturelle peut-elle retourner ces stratégies contre leurs fabricants ? On s’est trop peu investi pour trouver la réponse à cette question essentielle. La gauche culturelle ou politique a plutôt tenté de combattre l’oppression rationalisée par une résistance rationalisée. Certes, de telles stratégies comportent moins de risques et sont facilement mises en œuvre, mais il faudrait en explorer d’autres. Le fait que la culture autoritaire est au bord du désastre hégémonique justifie cette prise de risque.
Dans l’ensemble, les procédures culturelles et politiques de la résistance sont assez standardisées : chercher les points faibles dans la forteresse, et concentrer toute la contre-attaque sur cette zone. Il faudrait peut-être essayer, au nom de la perversité, la tactique inverse, consistant à déployer des moyens non rationnels et attaquer le côté fort. La quasi-obsession du devoir est l’une des caractéristiques psychiques profondes de l’entité autoritaire. Une force, mais aussi une faiblesse. Le récit apocryphe de l’éviction de Caton de la politique romaine en est l’illustration. Sachant que l’orgueil de Caton, son spectacle, se fondait sur un sens inflexible du devoir vis-à-vis de l’Empire, le Sénat de Rome était convaincu qu’il parviendrait à causer sa ruine en jouant sur son stoïcisme. Afin de l’éloigner de Rome (le seul endroit où une pratique de la responsabilité politique pouvait se jouer), le Sénat projeta, sur les conseils de son ennemi César, de l’envoyer aux frontières de l’Empire, là où il lui serait tout à fait impossible de conduire ses affaires politiques. Le sénat expliqua publiquement à Caton que l’Empire avait besoin de lui à cette frontière. Et son sens du devoir ne lui laissa d’autre choix que d’accepter cette affectation, même si le fait d’obéir à cet ordre équivalait à un suicide politique.
Développons plus avant cette stratégie, et prenons les exemples offerts par les Saints catholiques. Leur obsession pour le devoir et la répression prit de telles proportions que le devoir devint excès, et la répression tourna à l’autonomie. Sainte Catherine de Sienne en est un parfait exemple. Elle était réputée pour sa maîtrise des sens, altruisme généralement récompensé par l’Église. Mais elle poussa le devoir envers Dieu et l’Église à ses extrêmes. Son attitude atteignit un point culminant le jour où, soignant un malade cancéreux, elle fut submergée par l’odeur fétide que dégageait sa plaie putride. Ponctionnant une pleine louche de pus malodorant de la plaie suintante, elle entreprit de boire ce liquide visqueux. Par cet acte d’une sensualité intense, Catherine dépassa sa répulsion. Le soir même, elle eut une vision du Christ, qui la récompensait de son action dévouée en l’invitant à boire à même la blessure de son torse. Après quoi Catherine affirma qu’elle n’avait plus besoin de manger, et que le sang du Christ la soutiendrait à jamais. De ce jour, elle ne subsista plus qu’en absorbant un peu d’eau, et le jus d’herbes amères qu’elle mâchait et dont elle recrachait les fibres. De tels actes suscitèrent la peur d’un châtiment. Bien qu’ignorant en général son vampirisme (le fait qu’elle alimentait son corps et son désir de sang et de pus), l’Église jugea excessif son refus de nourriture. Certains allèrent jusqu’à prétendre que Catherine était une sorcière qui se nourrissait du diable. Pour réfuter ces arguments, elle dut s’alimenter à nouveau, mais elle vomissait ensuite rapidement ce qu’elle avait mangé, affirmant que le sang du Christ excluait toute autre nourriture. Finalement, l’Église cessa de vouloir la contrôler ; aucun confesseur ne pouvait la ramener à la raison, et il était également impossible de la poursuivre dans la mesure où ses actes sensuels (vampiriques et masochistes) étaient trop intimement liés à son dévouement. Bien que les autorités cléricales aient tout lieu de s’inquiéter, sa relation avec le Christ n’étant plus soumise à la médiation du clergé et à l’idéologie œcuménique, ils ne trouvaient pas de stratégie capable de l’arrêter.
Le combat personnel de Catherine pour exprimer ce qui, dans tout autre contexte social, passerait pour des manifestations de déviance radicale, passibles d’intervention violente, est du plus haut intérêt pour ceux qui étudient l’autonomie ; ce qu’elle devint est encore plus fascinant. Catherine aurait dû se soumettre à la doctrine de l’Église, qui elle-même aurait dû s’exprimer par une intervention militaire dans la vie d’autrui. À telle enseigne, l’« altruisme » devient un intérêt pernicieux pour le bien-être de l’autre, le contraignant, en général par la peur, à une vie sans passion. Catherine rejeta au contraire la piété en tant qu’autorité personnelle et se coupa de l’autorité institutionnelle de l’Église. Le moyen qu’elle employa pour la rejeter et la maintenir en échec est devenu une méthode utilisée par d’autres (en particulier des femmes) pour résister à l’autorité. En son temps, Catherine refusa d’être un personnage modèle pour l’institution. Elle ne se souciait pas que d’autres soient comme elle, elle ne voulait pas non plus incarner le modèle qu’on leur imposerait. Elle s’autorisa à agir selon ses désirs, tout comme elle autorisait les autres à le faire. Elle fit montre d’une tolérance radicale et non d’un empressement jésuitique à ramener la brebis égarée dans le troupeau. Elle ne se souciait pas de ce que faisaient les autres. Elle rejeta toute idée d’intervention pour l’amour de la punition, idéologique ou autre. Elle attendait que les autres, comme elle, suivent leurs désirs, et le fait que ce chemin mène ou ne mène pas au Christ n’entrait en rien dans ses relations avec eux. Ni prosélyte, ni confesseur, elle était plutôt un agent libre amoral, heureux de s’abandonner à la différence.
Il y a deux points troublants dans cette histoire. Premièrement, qu’il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir du spectacle. La vie de Catherine (son être) se consuma dans la représentation. Son image de sainte publicitait tout ce qu’elle n’était pas : obéissante, chaste, zélée etc. Finalement l’institution triompha d’elle en la canonisant. Le second point est un point d’application. L’exemple de Catherine met en évidence un moyen de transformer le sens du devoir en excès (la répression en libération), mais il y a lieu de se demander si le contexte particulier de la mystique chrétienne est ce qui rend la transformation possible. Hors le royaume mystique et sa légitimation de l’ambiguïté, un tel acte de résistance peut-il se produire ? Réciproquement, le sens du devoir peut-il tourner à l’excès dans un contexte profane ? Bien qu’il y soit mieux géré, en tant que structure de la subjectivité, il n’est pas totalement contrôlable. C’est pourquoi CAE croit que le sens du devoir est un potentiel exploitable par les forces de libération. Tout comme un anarchiste peut devenir un partisan de l’autorité (Bataille) et un partisan de l’autorité peut se transformer en anarchiste (Catherine).
Voyez l’histoire de Daniel Ludwig. En 1967, le devoir intima à ce multi-millionnaire vieillissant de dompter la forêt amazonienne et de la soumettre au joug du monde rationalisé, en la forçant à ne produire que pour ses besoins économiques. Ludwig commença par acheter pour trois millions de dollars (75 cents/are) quelques 6000 kilomètres carré de terre (un territoire quasiment de la taille du Connecticut), au fin fond de la forêt amazonienne. Il voulait transformer la végétation en pâte pour l’industrie du papier, puis établir solidement son affaire en utilisant le domaine pour la culture d’arbres, dont le produit serait également transformé en pâte à papier etc. Il devint très vite évident que les actions de cet homme, qui avait consacré toute sa vie à l’économie capitaliste, étaient mues par une tout autre pulsion. Il n’y avait tout simplement pas de profit possible. Les signes de l’obsession se manifestèrent en 1978, lorsque Ludwig passa contrat avec une société japonaise pour la construction d’une usine de pâte à papier flottante, qu’il fit ensuite remorquer sur 15000 miles jusqu’au Brésil, puis le long du fleuve Amazone, pour l’installer en pleine forêt. N’ayant que peu de connaissances de la construction dans la jungle, les architectes du projet essuyèrent catastrophe sur catastrophe. Par exemple, les énormes broyeurs utilisés pour labourer la forêt détruisirent la couche supérieure du sol, ce qui rendit impossible l’installation d’une plantation industrielle productive. Ludwig refusa malgré tout de capituler. Voyant que le projet échappait à tout contrôle rationnel, ses amis capitalistes entreprirent de le couvrir, affirmant que les immenses pertes seraient compensées par la pénurie de papier, annoncée comme imminente. Inutile de dire qu’il n’y eut jamais de pénurie. Le gouvernement brésilien, constatant lui aussi l’absence de contrôle, commença à mettre toutes les barrières imaginables pour juguler le fantasme amazonien de Ludwig. Finalement vers la fin 1981, sa santé déclinant et son empire financier s’affaiblissant sérieusement, il abandonna le projet lourd d’un milliard d’investissement et laissa au Brésil le soin de civiliser la jungle.
Ludwig était capable de s’adonner aux passe-temps les plus aristocratiques – un penchant pour l’inutilité totale. Bien que l’on ne puisse dire avec certitude ce qui l’amena à nourrir cette folie d’abattre d’un seul coup toute la forêt amazonienne, la monumentalité même de la tâche donne une indication clé sur ce point. Au niveau personnel, les monuments sont une manière d’abandonner l’être au profit de la représentation, permettant ainsi à un individu de défier la mort. Ludwig était mû par ce même souci des limites de la vie qui anime la société théocratique. La seule différence pour lui c’est que ce qui l’attendait est pire que l’enfer ; il ne pouvait alors espérer que le néant. La consommation de l’être dans une infinité de représentation (la monumentalité) semblait être son unique recours. Mais l’espérance d’immortalité transforme le devoir en excès. L’exemple de Ludwig illustre à la fois le bon et le mauvais côté des stratégies non rationnelles. L’interruption du commerce est, comme toujours, bienvenu, le suicide maniaque de l’entreprise aussi, mais il y a toujours des effets secondaires malheureux. Dans ce cas, la destruction d’une partie importante de la forêt amazonienne. Dès que l’on s’éloigne du rationnel, les prédictions rassurantes s’estompent et les risques sont accrus. L’autre problème est que les stratégies non rationnelles ne s’attaquant qu’à la conscience, on ne peut dire à coup sûr de qui on trouble la conscience, ni quel effet aura cette perturbation. Malgré ces inconvénients, les stratégies non rationnelles consistant à attaquer un site de pouvoir comme le sens du devoir, pourraient renforcer la résistance politique et culturelle.
Ces stratégies non rationnelles ne se manifestent pas seulement par des situations inhabituelles et complexes. La résistance par la transgression existe chaque jour dans la vie quotidienne, mais son intensité est variable. Chaque fois que deux personnes ou plus construisent un espace autonome au sein duquel leurs désirs interagissent, ils s’opposent aux plans de l’autorité. Exemple : la notion de “valeurs de la famille”, qui est l’une des manifestations spectaculaires de l’autorité. Le fait de maintenir de telles valeurs est une panacée pour tous les autres maux sociaux. Il est clair que, la parenté (qui pourrait être ou ne pas être fondée sur un lien génétique) est une manifestation non rationnelle capable de transcender l’aliénation de la séparation. C’est pourquoi la véritable intention de la culture autoritaire est de détruire la parenté. Si on permettait à de tels liens humains d’exister, les gens pourraient se définir eux-mêmes, et donc avoir un respect d’eux-mêmes, autrement que par leur travail, leur appartenance bureaucratique ou leur modes de consommation. La loyauté à l’égard de la parenté, de l’amitié ou de toute autre forme d’affinité, pourrait amener une inversion dans la structure du devoir. Les gens seraient fidèles à d’autres individus plutôt qu’à leur patron ou à leur société. La réponse autoritaire à une telle éventualité est la canalisation de la parenté vers la famille nucléaire, avec pour intention de la réduire au micro-rôle de reproduction de la force de travail et de marchés clients. Les “valeurs de la famille” sont synonymes de reproduction efficace au seul bénéfice des macro-processus de la production et de la consommation. La famille n’a pas de valeur propre ; elle n’en a qu’en relation avec les forces du marché. Chaque fois que la parenté échappe à l’ordre rationnel, une résistance forte se réalise par la transgression.
Malgré la disparition du non-rationnel, la nécessité sociale de son existence ne diminue pas. L’excès, l’obsession, l’inutile, le sacrifice, le gâchis, l’abjection et la spontanéité nous entourent ; malheureusement, dès notre plus jeune âge, nous sommes socialisés, entraînés à les oblitérer de nos perceptions quotidiennes et de celles de la structure politico-économique. A travers le non-rationnel, nous avons la possibilité de réaffirmer notre humanité, et dans ces moments temporaires où notre vision devient claire, les tactiques permettant d’actualiser les stratégies du non-rationnel sont là, à nos pieds.
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SOURCES
II.1 : Désobéissance civile électronique a été écrit, à l’origine, comme élément d’une installation pour l’Anti-Work Show au Printed Matter at Dia, librairie-galerie new-yorkaise au printemps 1994. Le texte a été ensuite réédité par Threadwaxing Space dans Crash : Nostalgie de l’absence du Cyberespace. Nous en présentons ici la version originale à quelques modifications près. Les annexes ont été ajoutées l’été suivant, avant sa présentation à la conférence Terminal Futures à l’Institut d’Art Contemporain de Londres.
II.2 : Résister au Bunker a été publié initialement dans Anarchy : A Journal of Desired Armed, n° 43, 1995.
II.3 : Les Luddites fainéants a été initialement publié dans le catalogue de Ars Electronica 1995.
II.4 : La Technologie de l’inutile a été publié initialement dans le journal électronique Ctheory.Ctheory peut être contacté à ctheory@vax2.concordia.ca.
II.5 : Sacrifice humain...Une précédente version a été publiée dans Public, hiver 1995.