Les Virtualistes
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Globalisation Quelques outils d’analyse - par RTMark

Rapport du groupe de travail RTMark sur la Globalisation - 16 avril 2000

L’ordre de présentation des différentes approches est arbitraire, mais la dernière d’entre elles nous a semblé avoir le pouvoir de nous aider à comprendre la globalisation et les entités qui nous la font subir sans répit.

1. La nouvelle vague

La globalisation, comme la plupart des grands phénomènes sociaux d’aujourd’hui, relève de deux genèses contradictoires :

 Les efforts historiques des gens bien-pensants pour construire des

lendemains meilleurs sur les décombres des réalités historiques.

 Les efforts contemporains des sociétés adeptes de la pensée unique pour

faire de plus gros profits sur les décombres du #1 sus-cité.

En celà, la globalisation est semblable à tous les phénomènes de masse et massivement co-optés, ex. la télévision, la “Révolution Verte” et de façon même plus évidente, l’internet. La télévision a été conçue et publicitée à l’origine comme un médium démocratique aux possibilités illimitées : “C’est une force créative que nous devons apprendre à utiliser pour le bien de l’humanité” lit-on dans un extrait emphatique assez typique des débuts d’ABC. Certains pensaient même ce qu’ils disaient à l’époque et ce que les dites entreprises ont fait de ce médium se résume à un détournement, plus vil encore que ce qu’aurait pu accomplir le gouvernement le plus déterminé.

Les incarnations multiples et les transmutations de l’ingénierie alimentaire ont elles aussi une sorte de filiation avec ces intentions élevées – l’aptitude de la science et de ses miracles (1) à éradiquer la faim dans le monde. Mais le cynisme et la froideur des pratiques induites par l’inlassable course au profit sont difficiles à égaler : le détournement est, là, pantagruélique. Autre exemple, le système en cours de déploiement adopté pour servir les intérêts des géants voraces de l’industrie verte, lesquels cherchent à le tourner entièrement à leurs profits : l’internet. Développé par l’armée américaine sur des fonds publics, il est devenu un bien public appréciable, sous la poussée d’innombrables universités, ingénieurs et nerds de tout accabit, n’ayant pour force motrice non pas l’appât du gain - seul stimulant reconnu par les évangélistes du libre (2) – mais plutôt la passion de leurs projets, dont beaucoup ont osé imaginer explicitement les issues utopiques.

Les récentes attaques perpétrées au nom du profit commercial contre le versant bénévole du net, ont déjà altéré le sens de la libre parole et du développement communautaire si chers à certains, et contribué à paver le chemin d’un internet très précieux, au sens littéral, pour d’autres.

En outre, la globalisation est, en partie au moins, l’ appropriation des efforts bien-intentionnés des autres. Peu après la dernière guerre fratricide, des gens avisés en France, en Angleterre et en Allemagne ont convenu de surveiller de près et de coordonner la production de leurs matières premières, dans l’espoir d’empêcher toute partie (et plus précisément l’Allemagne) de construire soudain une machine de guerre, et de faire obstacle à la guerre par leur interdépendance économique. Un effort tout à fait honnête, que cultive l’Union Européenne, préservant ainsi ses fondations idéalistes dans la mémoire populaire. Mais c’est aussi la plateforme de l’UE qui a permis à certaines multinationales de dépecer des traités sensibles protégeant le commerce, et des programmes sociaux très populaires ( le fameux “état providence”), pour favoriser les intérêts de l’industrie et une vision de la paix radicalement différente.

2. Une répétition historique

Si les excès de l’Union européenne ont trouvé à se justifier par des vestiges d’idéalisme, c’est un idéal autrement plus déplacé qui a cautionné les aspirations bien moins élevées à la globalisation du NAFTA, du GATT, et de l’OMC. Le site www.wto.org affirme par exemple que ‘le système d’échange multilatéral établi à la fin de la seconde guerre mondiale a... garanti la paix et la stabilité”- comme si c’était son rôle, et glose sur le fait que “la paix et la stabilité” sont exclusivement affaires de grandes puissances. N’entrent pas dans cette image de “paix” : les guerres innombrables contre de petites puissances – les “opérations” comme on dit – visant à renforcer le commerce global ; les famines massives – à des échelles jamais atteintes auparavant – provoquées par l’ impuissance cultivée dans des pays autrefois auto-suffisants ( au profit du libre échange de la bouffe) ; l’incarcération de masse des populations domestiques non rentables, sans recours possible à une justice devenue trop chère ; etc.

Ces castrations à la définition de la paix remontent à la fin du 19ème siècle, quand l’industrie était déjà présentée par les banquiers comme la seule voie pour que règne la paix entre les élites, et la raison pour laquelle le siècle n’avait pas connu de guerre majeure. N’entraient pas non plus dans l’image de paix des banquiers, l’exploitation coloniale et domestique perptrée à une échelle sans précédent, laquelle se traduisait par une destruction morale et parfois physique des populations les moins puissantes sur les territoires des banquiers et outremer. La finance se bornait à regarder de travers les guerres à grande échelle entre les puissances européennes, et à excercer son autorité pour les empêcher : comme sous les soviets, les inimitiés ancestrales devaient être reléguées sur les bancs du fond... pour un temps.(3)

Il est maintenant évident que les financiers du 19ème siècle n’avaient ni la main sur la paix, ni aucune vue consciente de cette “paix” dont ils se réclamaient : ce n’était qu’un produit dérivé accidentel des inclinations libéralo-financières à prendre à la gorge les gouvernements européens. Et puisque la mode en ces temps postmodernes est plus à l’appropriation brute qu’à la fabrication brute, il est naturel que l’OMC s’approprie à son tour une élévation d’esprit qui a certainement du exister un jour, au tout début de l’Union Européenne.

Mais cet idéalisme n’a pas plus de sens dans le contexte de l’OMC que dans les mythes des financiers du 19ème. L’OMC, tout comme ceux qui, au 19ème, faisaient l’apologie du libre marché, ne fait que masquer la violence contre un territoire (celui du Tiers Monde et des pauvres en général) pour assurer le bon fonctionnement du noyau dur de la machine – tout en affirmant, comme ses prédécesseurs colonialistes, amener santé et prospérité sur ce territoire. La version OMC du libre échange ne différe pas de l’originale : un système impitoyable qui profite aux puissants et détruit précisément ce qui est vulnérable (4), au nom de l’expansion, du profit et du “progrès” pour les concernés.

3. Un séducteur accompli

L’idée qui veut que le libre échange engendre l’amélioration est encore prégnante dans le Monde Civilisé, et même chez ceux qui devraient savoir. Et pour l’essentiel, les effets extrêmes de la liberté d’entreprise restent incompris.

En Europe, par exemple, beaucoup sont conscients des pertes immédiates – spirituelles et matérielles- résultant de la privatisation des fonctions sociétales centrales comme l’éducation et la santé, privatisation qui se perpétue malgré tout, si évidemment contraire aux désirs populaires qu’elle suscite parfois des frissons d’horreur chez ceux qui croient encore au pouvoir des élections.

Mais bien que certains soient révulsés, bien peu réalisent les conséquences physiques extrêmes d’une telle forme de pouvoir, sans participation voire sans prise de conscience – et ce à quoi sa nature même le destine. Aujourd’hui nombre d’européens pourtant intelligents savent bien que si on reçoit de l’argent, sa provenance importe peu – à condition que celui qui donne l’argent offre aussi des garanties d’impartialité ( de “non- compromission”). Rien n’est évidemment plus éloigné de la vérité, et il faudrait un Jour J, un D-day, un débarquement informationnel des américains de bonne volonté pour débarrasser les européens de leurs illusions sur l’argent des affaires et ce à quoi il mène, à coup d’illustrations bien de chez nous.(5)

Les exemples instructifs cités plus haut - la télévision, l’agro-alimentaire et internet - sont encore en gestation à un niveau ou à un autre, et de ce fait pédagogiquement imparfaits , mais il y a un autre exemple qui lui est en granit, ou plutôt en asphalte, on ne peut plus clair. Comme les autres il vient d’Amérique - si bien que les américains de type instruits peuvent faire semblant de s’en souvenir, même si très peu savent que ça s’est passé....

A l’époque où la France, l’Angleterre et l’Allemagne forgeaient leur alliance commerciale pour mettre à mort la guerre, trois sociétés américaines en scellaient une autre pour tuer les transports publics.

En 1945, les villes américaines possédaient les réseaux de transports publics les plus avancés au monde. Los Angeles avait plus de kilomètres de voies de chemin de fer électrifiées que toute région de même taille sur la planète. A L.A., comme ailleurs, ce type de transport était bon marché, propre et efficace. Vous pouviez vous déplacer d’un endroit à un autre pour quelques centimes (5 ou 10 francs d’aujourd’hui, 1 ou 2 euros), quasiment sans danger et sans pollution excessive de l’environnement – comme on peut encore le faire dans toute ville européenne (sauf désormais à Grozny).

Ces réseaux de transport public appartenaient à la fois à la sphère publique et à la sphère privée ; l’aspect privé était justifié par un argument familier des citoyens d’aujourd’hui : les forces du marché revendiquaient une efficacité à laquelle aucun gouvernement ne pouvait prétendre. Et quelle efficacité ! Peu après la seconde guerre, General Motors (les voitures), Standard Oil (l’essence), and B.F. Goodrich (les pneus)ont conclu un partenariat, et ont lentement mais surement “consolidé” les sociétés de transport public/privé de 80 grandes villes, pour n’en faire plus qu’une, la National City Lines, secrètement détenue par eux.

Et comme les billets à quelques centimes ne suffisaient pas à les enrichir, General Motors, Standard Oil, and B.F. Goodrich ont passé quelques autres années à démolir consciencieusement jusqu’au dernier tronçon des réseaux ferroviaires de ces villes, et fait pression pour que l’argent public leur soit attribué afin de les remplacer par des autoroutes. Le tout avec succès.(6)

Aujourd’hui, l’essentiel du réseau routier de L.A. suit encore les voies de chemin de fer. Mais l’unique manière de sortir de la ville reste la voiture – de préférence de marque General Motors, marchant à l’essence et chaussée de pneus.

4. Un érudit malhonnête

Les histoires de manoeuvres louches touchant aux électorats européens sont déjà légion(7) (même si aucune n’atteint les sommets de GM/SO/BFG en Amérique). Mais dans les pays développés, les intérêts industriels sont parfois obligés d’avoir recours au subterfuge, dans le cadre de la démocratie, et d’exprimer clairement les idées du libre échange pour les vendre aux électeurs. Les apologues du libre marché doivent expliquer pourquoi il est nécessaire d’accepter la violence faite au bonheur national dans l’intérêt du Produit National – pourquoi les programmes sociaux valides sont démantelés, par exemple. Et puisqu’en Europe, les entreprises n’en ont pas terminé avec l’acquisition des nouveaux droits et l’élimination des barrières qui leur garantiront le profit maximum, il leur faut rassembler et garder toutes les bonnes volontés électorales.

Pour ce faire, tous les arguments habituels pour justifier et promouvoir un pouvoir industriel sans entraves ont été réquisionnés, identiques à ce qu’ils étaient à l’époque des premières lectures erronées d’Adam Smith à la fin du 17ème siècle. Deux cents ans durant, la suprématie du profit et la nécessité de le laisser agir, sans le brider par des considérations compatissantes, ont été la clé de voute d’une cosmologie toute entière dédiée à l’apprentissage d’une humanité évoluant vers une compétition de moins en moins régulée, avec de moins en moins de protection pour le faible, l’infirme ou le non-compétitif – ceci étant l’état naturel/vertueux de l’espèce. Obéir aux dictats de la recherche de profit libérée de tout préjudice local et de toute emprise des moeurs, aboutissait, dans cette réalité là, soit au paradis (1750- 1850 environ), soit, avec le remplacement de Dieu par la Science, à la prospérité et à la pureté (8) (de 1850 à aujourd’hui en gros).

Dieu fut à l’origine enrôlé au service de l’argument , très certainement contre Sa volonté ; la même chose arriva à Darwin un peu plus tard, et donna ce qu’on pourrait appeler le “darwinisme d’entreprise”. Et bien que le contenu divin de cette mythologie ait considérablement changé depuis sa création, le raisonnement lui est intact – il est assez clair, en s’y attardant, que ce ne peut pas être la force des arguments qui convainque les gens : la logique y est faible, et plus important, aucune évidence ne s’est fait jour qui suggère que le libre échange engendre un progrès significatif quelconque.

Les faits sont là. Le taux moyen de croissance des pays riches - ceux qui sont rigoureusement “libéralisés” - est de 2.2%, contre 2.1% pour ceux qui ne le sont pas : une différence statistiquement insignifiante. Au cours des trente dernières années, le marché américain s’est ouvert et dérgulé encore et plus rapidement que dans aucun autre pays développé. Mais le nombre d’heures travaillées par an aux USA a considérablement augmenté depuis, tandis que dans les économies “non-libéralisées”, il a diminué (9). Si on compare avec 1973, les américains doivent maintenant travailler six semaines de plus par an pour avoir le même niveau de vie (10) – et, on s’en doute, ils sont de plus en plus insatisfaits de leurs vies...

Les apologues du libre échange mettent ce type d’échec sur le compte de l’impureté, d’ une implémentation incomplète des principes du marché. Pendant deux cents ans, on a imputé les échecs du libre marché aux gouvernements, à leur résistance autoritaire et bornée,à l’évolution spontanée du marché. Si les gouvernements pouvaient se sortir de la course inévitable et divine aux profits, tout irait pour le mieux.

Mais bien sur, c’est le “libre marché” qu’il faut imposer de manière autoritaire, du haut, incarné ces temps-ci par l’OMC ou d’autres organismes à tendances similaires. La résistance aux ravages du libre échange est là où on trouve de la spontanéité – ce qui est naturel et inévitable,c’est la résistance, des gens ou de leurs élus, à la destruction de leurs vies par les forces d’un marché sans entraves, avant qu’il ne soit trop tard, avant que le commerce n’ait atteint son plein régime.

Mais il est inutile de contrer les arguments des “penseurs” du libre marché, parce que ce ne sont pas les arguments qui importent. Il est juste de dire que rares sont les cas où les gens fondent leur enthousiasme pour le marché sur les arguments fournis pour sa défense – si piètres arguments qu’un rapide coup d’oeil à la surface suffit à les réduire à de pures opinions, sans aucune substance au delà du registre émotionnel.

Bien sur, si on a quelque intérêt financier dans le système – quelques fonds de pensions, par exemple – il est beaucoup plus facile d’adhérer à la destruction abstraite, à long terme, avec ou sans arguments valides, sous couvert d’une poignée de francs ou d’euros instantanés.

Mais la raison première qui fait que les gens ordinaires croient au libre marché est sans doute qu’il rend acceptable, voire désirable, le fait accompli de l’ascendance du marché et tout ce qu’il implique. De plus en plus, les intérêts d’entreprise réussissent à démanteler les programmes sociaux, et à faire ce qu’ils veulent des lois et des gouvernements, fonctions sur lesquelles les électeurs avaient traditionnellement quelque degré de contrôle : réaliser celà sans vernis idéologique aucun , est très décevant, voire, selon le degré d’impact sur sa vie, débilitant. Il est bien plus supportable de le voir comme une partie d’un plan quasi-cosmique, une cosmologie qui rende le tout sensé et valide et où chacun soit, non plus une victime tragique, mais un participant de l’odyssée.

5.Un surprenant auteur

Pour les raisons sus-citées, peut-être devrait-on, afin d’ étudier les voies empruntées par le libre marché et de comprendre ses conquêtes globalisantes, regarder de près les histoires que nous raconte la dynamique d’entreprise, les examiner avec les outils de la critique littéraire. L’ auteur que je suis ne possède pas ces outils abscons, mais il est évident, y compris pour le profane, que les productions industrielles ont quelques points communs avec le “postmodernisme” : l’ ”appropriation” rampante, par exemple -la “co-optation”, c’est-à-dire user des images, des idées ou des techniques, tant qu’elles restent dans le cadre de la loi, pour atteindre ses objectifs de base- ainsi que d’innombrables choses contenant ou signifiant exactement leur contraire, et sapant bizarrement leurs propres significations.

Ainsi, les apologues du marché, parlant de complot, continuent à souligner l’influence d’un “gouvernement fort”, allant jusqu’à l’absurde dire que les officines gouvernementales, parfois appelées “d’intérêt spéciaux” , auraient une influence beaucoup plus néfaste que celles des entreprises, quelles qu’elles soient A HREF="#note11" NAME="back11">(11). Dans la culture des journaux à scandales et assimilés, les théories du complot impliquent presque toujours de sinistres agences et fonctionnaires gouvernementaux, tandis que les entreprises restent invisibles, derrière eurs images soigneusement polies.

Ceci pourrait , en soi, être aussi un complot, ça fonctionne si bien. Les vertus sont évidentes : montrer la privatisation comme la solution, une voie vers la liberté, loin des décisions et des motivations arbitraires du gouvernement, aidant à fédérer le soutien aux intérêts commerciaux d’un public qui pourrait à bon droit y être opposé. C’est là l’un de ces renversements étonnants, à l’instar de la télévision qui a permis de faire de la société américaine une copie télévisuelle de société soviétique, inexplicable à première vue – personne n’a le contrôle, mais le résultat est infiniment plus efficace que celui qu’un “vrai” complot, consciemment décidé et préparé, pourrait jamais atteindre.

Un complot étatique à ce niveau semble pratiquement impossible dans une démocratie, mais il est éminemment possible, voire inévitable, dans la sphère privée. Aux Etats Unis, le libre marché, conçu, modelé, optimisé pour exploiter toutes les situations à son profit, s’est auto-organisé pour achever la destruction des transports publics, le nettoyage éethnique des centre-villes politiquement volatiles, le gavage de masse d’une classe toute entière (les pauvres), la réduction des temps de loisirs inutiles pour toutes les classes etcaetra, etcaetera – usant toujours du language de la liberté, du choix et de la Constitution avec une abstraction et une distance qui pourraient être poétiques, si elles n’étaient aussi cyniques.

Là où ces complots manquent de conscience d’eux-mêmes (12) ils gagnent une force, une profondeur, et une étendue supérieures à celles qu’ils auraient sous la pire des dictatures.

6. Une mystérieuse créature

Il peut être intéressant d’étudier la globalisation et les entreprises en termes littéraux, littéraires et pop-littéraires. Mais l’approche qui nous aiderait le mieux à cerner le problème intègre une technologie qui est là depuis presqu’aussi longtemps que les apologies de l’entreprise dans tous leurs états : la méthode scientifique.

Un vulgaire bâtard de la biologie – le “darwinisme d’entreprise”, qui voit les entreprises comme des fictions utiles dans une société animale mythifiée – nourrit déjà depuis plus d’un siècle les arguments des partisans du marché. Mais on peut faire un autre usage de la biologie : enrôler ses outils pour étudier sérieusement les entités commerciales, pour ce qu’elles sont - plutôt que pour des raisons politiques - et dans leurs propres termes.

Les scientifiques se sont déjà penchés sur l’interdépendance des êtres vivants à différents niveaux, et sur la coordination des créatures de niveau inférieur en organismes plus vastes. Le “gène égoiste” de Richard Dawkins, et “L’hypothèse Gaienne” de Lovelock et Margulis , s’attardent l’un et l’autre au phénomène par deux biais opposés. Mais le niveau intermédiaire a été ignoré (13).

On ne peut qu’espérer un rapide changement. Une approche aussi limpide, réduisant la question à son niveau le plus élémentaire, clarifierait incommensurablement le problème et pourrait apporter des réponses quant aux entités commerciales, composants de plus en plus importants de notre biosphère : par exemple, quelle type d’attitude ces entités ont-elles envers d’autres espèces, et comment ces attitudes peuvent elles être conciliables avec les besoins de ces autres espèces ?

Etant donné que les entreprises sont définies par des documents légaux (14) comme n’ayant qu’un seul désir – devenir de plus en plus riches – et en prenant en compte l’échelle de ces organismes, il devient intéressant d’imaginer comment les libertés commerciales que tous préconisent pourraient s’avérer un tant soit peu salutaires pour les autres espèces partageant leur environnement – autrement dit, nous.

On entend d’ici leur argument : dans l’intérêt des entreprises, la terre doit rester habitable. On devra alors déterminer ce qu’ ”habitable” signifie pour un industriel, et quel est le niveau de survie humaine et animale requis. Un débat fondé sur une telle approche, cherchant réponses à des questions de ce genre, nous changerait un peu. Et cette approche du sujet étant la plus intrinsèquement objective possible, elle ne devrait faire peur à personne (15).

Notes

(1)Ironiquement et de façon inquiétante, les plus enclins à faire de la nourriture (c’est à dire la faim et la famine) un des termes de l’équation du libre marché appartiennent à la même école que les idéologues du 19ème siècle lesquels excusaient les ravages humains causés par la Révolution Industrielle sous prétexte que la faim serait une composante essentielle du progrès, et que sans elle, la société serait réduite à l’immobilisme.

(2) On trouve à l’occasion des affirmations comme celle extraite de la remarquable réécriture de l’histoire par Vinton Cerf : “Nous savons tous qu’internet n’a pas explosé tant qu’il n’a pas eu statut d’entreprise commerciale.”(Wired 8. O1). Pour en savoir plus sur l’”économie du don” d’internet, voir Jon Ippolito, "Qu’est-il arrivé à l’économie du don", Artbyte, Juin 2000.

(3)La première guerre mondiale est en général attribuée agrave ; la chute du système, qui comme tout modèle libéral avait des bases instables.

(4)Voir le Indiana Journal of Global Studies, volume 4, number 1. par exemple

(5)Ces allusions directes à la seconde guerre mondiale sont assez vulgaires, mais pas aussi facétieuses qu’elles en ont l’air. Car l’industrie était rarement la complice silencieuse, peureuse et victime du nazisme, ainsi que l’ont dépeinte d’innombrables sociétés allemandes dans leurs récits officiels (au moins jusqu’à ce qu’ils soient invalidées par des chercheurs indépendants). L’industrie était en fait une force motrice du nazisme, et a parfois poussé les choses plus loin que les dirigeants nazis eux-mêmes. Car l’essence des affaires est de s’acharner à trouver les arrangements les plus profitables, et pour assurer leurs profits dans les dictatures fascistes, les sociétés mettent toute leur force et leur volonté à en trouver.

(6) Quand on découvrit alors ce qui s’était passé et comment, General Motors, Standard Oil, et B.F. Goodrich furent trainés en justice, déclarés coupables de “conspiration contre le bien public” et condamnés à payer une amende de $50000 (environ 300 000 francs actuels, ou 50 000 euros).

(7) Quand le Danemark refusa d’adhérer à l’Union Européenne, et qu’on organisa vite fait un second référendum basé sur une question légèrement biaisée pour remporter le “oui”, beaucoup crièrent “au voleur". De même en Europe, l’adoption de la monnaie unique est souvent présentée comme une question économique et non politique, technique par essence et ne requérant donc pas l’approbation d’électeurs imprévisibles et emmerdants. Le Directeur général de l’OMC, Mike Moore le dit en ces termes : “La globalisation n’est pas une idéologie, ni une théorie politique, mais une évolution économique.” (Reuters, Feb. 12 2000)

(8) L’OMC affirme actuellement que le libre marché réalisera celà en “facilitant la diffusion de technologies écologiquement-propres à travers le monde” (The Toronto Star, 12 Octobre 1999)- niant la logique et l’ évidence.

(9) Bureau International du travail, Key Indicators of the Labor Market 1999, Geneva, 1999, p. 166.

(10)Juliet Schor, The Overworked American : The Unexpected Decline of Leisure, Basic Books, New York, 1992, pp. 79-82.

(11) Un peu d’histoire ancienne : “Quand la radio devint un médium phare, la Federal Radio Commission " compara la diffusion capitaliste au “service public général” de diffusion" car il devait offrir tout "ce que désirait le marché", écrivait Robert McChesney, tandis que les tentatives de programmes sur le travail et autres secteurs populaires, ou encore l’éducation, étaient traités de "propagande". Il était de ce fait nécessaire de "favoriser les diffuseurs capitalistes" en leur donnant accès aux canaux et à toute l’assistance nécessaire."(Noam Chomsky, Year 501, South End Press, chapitre 9)

(12) Les complots conscients, littéraux, sont une part significative de l’histoire. Nous en avons eu très récemment un infâme exemple, le cas Chiquita Banana : un reporter d’un journal de Cincinnati “pirata” la boite vocale de Chiquita et découvrit que des responsables de société pratiquaient de même en Amérique Centrale - corruption, détournement des lois nationales et des régulations etc – quand leur société, connue alors sous le nom de United Fruit Company, détruisit quasiment à elle seule les économies et les gouvernements d’Amérique centrale. Les rapports aboutirent non pas à une mise en examen de la dite société, mais à la publication forcée d’excuses en première page pour avoir violé “la vie privée” de Chiquita. (selon les lois américaines, les sociétés sont considérées et ont les mêmes droits que des “personnes” depuis 1886). Le journal dut également payer une amende de 10 millions de dollars et licencier le journaliste.

(13) "Alors que les "niveaux inférieurs" ( jusqu’à l’individu),et l’ensemble du système "Gaien" jouissent désormais de toute l’attention de la communauté scientifique, on a curieusement porté peu d’intérêt à l’application de l’analyse ou des enseignements d’un système vivant à des formes de vie collective plus vastes... Une recherche détaillée dans les thèses de doctorat américaines des deux dernières décennies ne révèle aucun article qui tente ne serait-ce que de cerner génériquement entreprises.” (http://www.nancho.net/bigmed2000/bbonline.html)

(14)Le fait que les entreprises soient des “fiction légales” et aient leurs sources dans l’écrit peut sembler remettre en cause leur qualité d’être vivant – mais les états ont la même origine et, si l’ADN n’est, comme disent les scientifiques, ni plus ni moins qu’un code écrit, toutes les créatures vivant sur la terre ont la même aussi. Et puisque les entreprises réécrivent constamment les lois qui les définissent, ensemble et avec d’autres méta- organismes (le judiciaire par exemple), le parallèle avec l’ADN devient plus criant encore.

(15) Excepté, bien sur, ceux qui n’ont qu’un sens limité de l’humilité. Certains semblent être quasiment incapables de se voir comme une partie d’un tout ; le simple fait de le suggérer les renvoie aux paroxysmes du pharisianisme de l’Ouest sauvage : “une cellule ? je ne suis pas une cellule ! Comment osez-vous dire que je suis une cellule ?” (Lebbeus Woods, communication personnelle, 27 Novembre 1999.) Mais la plupart, croit-t-on, sont capables d’imaginer qu’il existe des structures vivantes dont ils font partie, et l’apprécient probablement, à la manière dont les amoureux du marché apprécient la dimension épique, voire apocalyptique des pouvoirs qui les meuvent et les émeuvent.

Remerciements à : Noortje Marres, Arie Altena, et Mads Brugge pour leurs
contributions à certaines idées.